"On se serait cru pendant la guerre avec les tickets de rationnement". Confession d'un kiosquier de Bourges devant l'attitude des acheteurs de Charlie. On dit acheteurs parce que lecteurs, ce serait trop d'honneurs. Chacun pourra dire "je l'ai" comme d'autres "j'y étais" à la manif. Mais que feront-ils vraiment pour changer le cours des choses ? Le confort intellectuel dans lequel se drapent tous ces innocents aux mains vides, ces innocents qui n'ont pas eu Charlie mais qui ont insulté celles et ceux qui ne pouvaient pas le leur fournir, n'ont même pas une attitude citoyenne : Charlie n'est pas en kiosque pour l'instant alors ils n'achèteraient même pas un autre canard.
Car les crétins endimanchés qui bouffent de l'info gratuite sur internet, qui s'imaginent que l'info ne se vend pas mais se donne, qu'elle ne coûte rien, qu'il suffit de jeter des filets pour la ramener, tous ces crétins prêts à se payer cent chaînes de télévision, un ordi, une tablette, un téléphone portable, on en passe et des meilleurs de la technologie, vont-ils avoir la lumière suffisante pour s'apercevoir que la presse, que la liberté de la presse, que la liberté d'expression a un prix : le prix d'un quotidien. Pourquoi Le Monde est passé à 2,20 euros ? Pourquoi Libération coûte 1,80 euro ? Parce que l'exigence de l'actualité se paye. C'est le prix de la différence contre le monopole et la pensée unique.
Parce que les journaux restent les mêmes mais avec moins de lecteurs. Et ceux qui peuvent, ceux qui veulent surtout s'acheter la presse, la paye forcément plus cher.
La bonne conscience des Je suis Charlie s'arrêtera sans doute là. Acheter Charlie est une nécessité, évidemment, mais la tristesse c'est de voir qu'il a fallu un massacre pour se ruer dessus. Et encore, au prix d’imbécillités très hexagonales, d'un égoïsme et d'un manque de tolérance qui est tout, sauf l'esprit Charlie. C'est vraiment très dur d'être acheté par des cons.
Et demain ? Demain, les maisons de la presse, les dépôts de presse, les bureaux de tabac-presse seront-ils autant dévalisé par des citoyens qui sont descendus dans la rue parce que c'est gratuit ?Mais, face à leurs responsabilités, seront-ils capables de faire grimper le nombre de lecteurs de journaux, seule condition à leur survie ? Combien de canards sont morts dans l'indifférence ? Le silence ? Le "je m'en foutisme" exacerbé ? Combien de canards sont moribonds faute de lecteurs ? Combien de ces Charlie, descendus dans la rue, refusent de mettre un kopeck dans un journal préférant le confort de la gratuité au sacrifice de la démocratie.
La presse ne vit pas de l'air du temps. Ni de ce qu'Internet lui rapporte. Peu de journaux ont pigé le modèle, Médiapart en fait partie mais il ne vit que du Net. De la qualité. De l'exigence. Ce n'est pas gratuit. Mais a-t-on la même relation avec sa tablette qu'avec un canard déplié sur la table d'un bistrot ? C'est tellement facile aujourd'hui de se dresser sur ses ergots, de gueuler contre la barbarie, d'hurler contre les extrémismes. Mais ce n'est pas seulement en manifestant une fois dans sa vie que l'on pourra contrer ce qui monte et s'installe durablement dans ce pays.
Le pluralisme est un gage essentiel de la liberté d'expression. Combien de journaux se créent ? Combien de journaux meurent ? Quatre millions de citoyens dans la rue et combien de lecteurs de presse en plus ? Combien de nouveaux lecteurs surtout ? Combien de jeunes lecteurs, c'est essentiel. Éduque-t-on à la presse ? L'éducation civique passe aussi par là, admettre qu'il existe des opinions contraires, s'en nourrir, lire des journaux.
Quand les gens de gauche arrêteront de ne lire que la presse gauche et les gens de droite arrêteront de ne lire que la presse de droite, peut-être seront-ils capables d'élargir leurs horizons ? La critique, le débat, les opinions, la pluralité, la liberté d'expression, la liberté de la presse, sont les garants d'une démocratie saine. Mais voilà, elle a un coût. Un prix surtout : le prix d'un canard. Le prix de l'investissement d'hommes et de femmes qui, à différents niveaux, ont le métier d'informer, d'écrire, de dessiner, de photographier. On peut ne pas être d'accord, mais on peut débattre aussi.
Un journal, et surtout Charlie, ne doit pas être regardé comme un trophée, comme l'excuse d'avoir participé à quelque chose de grand. Il faut acheter Charlie, mais aussi le Canard Enchaîné, le canard du coin, l'hebdo ceci, l'hebdo cela. Sortir un ou deux euros de sa poche, c'est sans doute un sacrifice pour beaucoup. Mais c'est mieux que de sortir en masse dans la rue parce que des tarés ont abattu des journalistes, des dessinateurs, des clients d'un supermarché casher ou des policiers. Parce des tarés ont descendu, gratuitement, la liberté d'expression, au prix, aujourd'hui, d'une tristesse profonde qui sera désormais, on l'espère, l'ADN de ce pays. Le marquage de sa vigilance.