Le haut de la rue Joffre vous colle le bourdon. Le milieu aussi. On marche dans un cimetière de commerces, sans fleurs, ni couronnes. D'ailleurs, même les pompes funèbres sont partis... C'est vous dire le ressenti glacial que les pavés vous communiquent, de vos semelles à la pointe de vos cheveux. C'est une sorte de vertige qui dévale la rue, à droite et à gauche, vous êtes enserrés dans un couloir de boutiques fermées, comme un dimanche en boucle, comme si la vie de la rue Joffre était un dimanche sans fin dans une météo givrante.
Pour celles et ceux qui n'ont pas la mémoire courte, il est toujours possible de projeter quelques souvenirs d'enseignes sur les vitrines pétées, réparées à la hâte, sur des panneaux écrits à la main où hurle un numéro de portable, comme une espèce de racolage actif, "louez-moi, louez-moi". C'est moche, ça n'incite pas à téléphoner, ça participe à la dégradation visuelle de l'ensemble. Le commerce vide fait le trottoir, même si depuis le milieu des années 1980, il n'y a plus de trottoir rue Joffre, mais deux versants qui se rejoignent au milieu et qui se perdent dans un marasme de couleurs passées et de pavés démodés, rien n'a bougé depuis trente-cinq ans.
Ca sent la rue qui s'est arrêtée de vivre et qui n'est jamais repartie, un calage de moteur. Le temps autour s'est remis en marche, enfin presque, mais pas là. La rue Joffre s'est figée dans une mélasse de ruines. La première boutique encore ouverte va bientôt fermer. De toute façon, le vide grignote ce qui reste de plein, comme une maladie contagieuse. Un jeu de domino, le premier tombe et entraîne les autres. Une sorte de trou noir qui boulotte toute l'énergie à sa portée. La question légitime qui s'impose est simple : qu'est-ce qu'on peut bien faire là, si ce n'est une tentative de raccourci pour relier un autre point, un hasard, un besoin de se faire peur, de toucher du doigt l'impensable.
A l'autre bout du centre-ville, il y a la vaste friche Case qui n'a pas bougé depuis vingt ans. Sauf que le vide est pris entre les griffes d'un toit et de murs lépreux qui le masque un peu. La rue Joffre, c'est le vide à ciel ouvert, le vide cru et cruel, alors comme il n'est pas contenu, il dégouline comme une sale pluie et emporte tout sur son passage. La rue Joffre, c'est le pendant commercial de la friche qu'on a l'habitude de qualifier d'industrielle, avec cette même idée d'abandon, d'indifférence, d'on verra plus tard. On y croise personne que l'on connaît car qui viendrait y poser les pieds ? Pour les derniers courageux commerces qui restent, coiffeur, tatoueur, gaimer, brocanteur, agences de voyages etc., le plus dur, c'est de devoir s'expliquer d'être toujours là. En bas, c'est un peu plus la civilisation, puisque la rue s'ouvre sur la place Foch, une bouffée d'air, pas d'oxygène, la place Foch souffre de ses dents creuses, mais au moins, il existe une perspective.
Ils sont encore quinze courageux à braver la tempête qui balaie la rue. Ils seront beaucoup moins à la fin de l'année. Et le cercle vicieux fait avancer le désert : moins il y a de monde, moins il y a de commerces et moins il y a de commerces, moins il y a de monde. Pas une seule vitrine vide qui ne fasse pas pitié, pas un seul effort des propriétaires pour rendre l'insupportable un peu plus supportable. Quand les portes ont sauté, quand les vitres ont volé en éclats, on y pose des "vitrines en bois", le summum de la misère, l'apogée du mauvais goût, le dernier rempart vient de sauter. Les vitrines vides nuisent au peu qui reste, elles n'ont comme seule activité, que la crasse qui les bouffe, bidonville individuel qui exporte son modèle sur le collectif. Alors, on passe vite. On se dépêche. Parce qu'il n'y a rien à voir si ce n'est au nom d'une curiosité malsaine, ou d'une nostalgie qui doit bien saisir quelques Vierzonnais à la gorge quand ils échouent dans la rue. Enfin, pour ceux qui s'y risquent encore.