J'habite un territoire qui rétrécit avec des habitants qui rétrécissent aussi, essorés par leurs fins de mois, lessivés par les enzymes corrosifs du travailleur pauvre, éloignés de l'essentiel. Un territoire qui rétrécit, un territoire de périphérie, loin des métropoles, ces grands trous noirs qui aspirent l'énergie du travail, l'énergie des richesses, l'énergie qui n'irradie plus sur le territoire comme le mien. Ces grands trous noirs se nourrissent de l'énergie qu'il n'y a plus ailleurs, quand les transports publics n'irriguent plus, quand les services publics font des bonds en arrière, quand, finalement, sur ces territoires rétrécis, les gens n'aspirent qu'à y vivre, de la même façon de ceux qui vivent décemment dans d'autres territoires, ceux qui s'étendent, qui profitent, qui prospèrent.
Evidemment, pas question de jeter la pierre à ces territoires-là, mais que faire des autres ? Que faire du territoire vierzonnais, par exemple, de celui du Cher, loin d'une grande métropole suffisamment puissante pour faire retomber ses bienfaits jusque sur nous. Les médecins généralistes sont plus rares que des pépites d'or dans une rivière. L'offre de soins se liquéfie pour une histoire d'argent. Dans le Cher, curieusement, on meurt plus du cancer qu'ailleurs, même s'il n'y en a pas plus.
Ce territoire rétrécit irrigue des territoires encore plus rétrécis, il partage ce qu'il n'a pas avec ceux qui ont encore moins. Pourquoi les boutiques grillent comme des ampoules ? Pourquoi les pas-de-porte morts transforment les rues en cimetière commercial ? Pourquoi les périphéries, ces artifices immondes qui alignent les enseignes comme du bétail, s'étendent à l'infini ? Pourquoi, ce bout de terre rétrécie se rétracte encore sur le billot du chômage, des contrats précaires, du travail qui fait travailler, peiner, mais qui ne paye plus ?
Pourquoi, d'un seul coup, les gens aussi se rétractent, se referment, se concentrent sur des choses de plus en plus petites, au périmètre de plus en plus étroit. Les post-vérités des réseaux sociaux remplacent l'information; les réseaux sociaux eux-mêmes prennent la place des derniers bistrots; on ne se parle plus, on vomit. On se retranche derrière ses semblables, et les semblables font face à ceux qui ne leur ressemblent pas. Du coup, non seulement le territoire est rétrécit, mais il est strié de fossés qui séparent les uns des autres parce que la compréhension mutuelle aussi a rétréci pendant que la violence, cette expression du désespoir, grossit.
On en reconnaît plus rien de ce qui fut et on peine à voir ce qui sera. L'autre devient un ennemi. Depuis quand l'autre est l'ennemi de l'autre parce qu'ils ne sont pas d'accord mais surtout parce u'ils ne se parlent plus qu'à travers les filtres déformants des positions tranchées des uns et des autres ? J'habite un territoire rétrécit, avec des gens qui rétrécissent jusqu'à devenir invisible. Et l'invisibilité contrairement à ce que l'on croit, est devenu une énergie qui s'auto-alimente. A force de rétrécir, les gens ont en eux quelque chose qui pousse, qui pousse plus vite que les territoires qui rétrécissent. Et qui cinglent plus fort que n'importe quelle tempête.
Je suis au milieu de ce territoire qui rétrécit, j'essaye de retrouver les courbes anciennes de cette ville parmi 36.000 autres. Combien vont trépasser, combien vont sombrer par faute de tout, de gens, de travail, de considération, de routes, de trains, de bus, de visibilité. J'habite à Vierzon. C'est connu, Vierzon, les trains, les bouchons, Brel, les tracteurs etc. Comme d'autres villes, elle se débat. Comme d'autres villes, elle se tasse sur elle-même, tente des coups, essaye d'éponger le manque d'un côté par l'illusion de l'opulence de l'autre. Mais ça ne marche qu'à moitié, voire pas du tout.
Alors, la rétractation a trop duré. Si l'univers s'étend, pourquoi pas nous. Pourquoi pas tous les autres. Marre d'un territoire qui rétrécit, de gens qui rétrécissent jusqu'à la douleur, jusqu'à l'acceptation de cette douleur comme élément du paysage quotidien. J'habite un territoire qui rétrécit. Et je sens déjà la couture qui me gratte le dos. Nous n'avons plus le choix : il faut sortir de nos coquilles.