Il y a, dans le raisonnement figé des poutrelles métalliques du B3 de la Société Française de Vierzon, des fantômes que je connais. Des épaves de souvenirs échoués qui ont décidé, un jour, de ne jamais sortir du lieu où leur fécondation les a initiés. Ces fantômes-là sont de la graine d'esprit, de l'épi de simplicité, de ces fleur d'idées et d'humains qui poussent dans les endroits hostiles et se nourrissent d'une singulière façon, s'abreuvent d'une extrême sécheresse.
Parfois, sous les poutrelles d'où ils ne tombent qu'une clarté brouillée par le voile du temps, subsistent des oscillations résistantes aux atteintes de l'oubli, de l'amnésie, de ces maladies qui grignotent le patrimoine intime de la mémoire et mélangent le temps court au temps long. Parfois encore, sous les arcades froides que dilatent la force des saisons, il pleut comme des sous-pentes d'époques, des abris temporels où l'excuse du futur ne suffit pas à justifier l'excuse d'avoir oublié le passé. Il y a, ici, des fantômes que je connais très bien.
Spectre collectif, nourri des individualités qui ont transité, ici, sous des sueurs anonymes, des peaux au préfixe sans gloire, des bouches pleines de mots au suffixe sans relief, des vies poudrées de la vie des autres. Je n'ai pas la prétention de connaître chacun d'entre eux, j'en connais quelques uns, clou doré planté dans le cuir de ma propre famille.
Lorsque j'ai arpenté les lieux vides avant qu'une partie ne soit détruite, lorsque mes pas ont résonné dans les surfaces géantes en vibrant jusque dans l'intestin des passerelles qui reliaient le tout dans une sorte d'unité transcendante, j'ai entendu des bruits que ne peuvent former que les fantômes agacés, dérangés, surpris dans leur transparence.
Combien de vies sont passées, combien de vies ont brûlé leurs calories de travail, de rires, de drames, d'yeux fatigués. Parmi eux, un grand-père qui n'en était pas encore un, devait fumer quelque part, sa part de Gitane maïs, le dos appuyé aux révoltes qui le tenaient debout.
La dureté n'était que superficielle, elle engendrait d'autres duretés plus relationnelles, plus humaines. Le frottement des différences entre le haut et le bas, la hiérarchie et la base, donnait une chaleur intrinsèque à la force de vivre dignement. Cet homme-là, debout dans les circonstances de son époque, a peut-être frôlé de sa main ce que je frolais de la mienne.
Cette passerelle qui n'existe plus, peut-être l'a-t-il passé une fois ou cent fois, pour rejoindre un atelier à un autre. Bizzarement, j'étais parti sur ses traces sans m'en rendre compte. Combien de fantômes qui ne disent rien n'attendent que d'être entendus pour tout révéler ? Combien d'histoires craquent, dans le fluide des poutrelles ?
Et vous voudriez, d'un trait de plume, éradiquer au nom d'une modernité qui peut s'étendre, plus loin, un peu plus loin, cette somme de choses encore non dites, pour le prix d'un projet dont la priorité reste à prouver ? Vous voudriez balayer l'âme d'un lieu, vous voudriez désanctuariser jusqu'aux racines même de la respiration de cette ville ? Les fantômes ne sont pas uniquement des êtres desséchées dont la voix est inaudible, les fantômes dont je parle sont le fondement de notre mémoire collective.
Même ceux qui n'en font pas partie y sont associés. C'est pourquoi, il ne faut rien retrancher de ce lieu. C'est pourquoi, il faut écouter le silence de la mémoire. Ici, un jour, le seul bruit de la pluie de la verrière a réveillé chez un ancien d'ici, une émotion qu'il croyait à jamais détruite. C'est cela que vous détruirez : la chance pour tout à chacun, de s'émerveiller encore de ce qu'il croit à jamais fini.