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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Ah, les salauds, ils ont osé !

Publié par vierzonitude sur 31 Juillet 2024, 21:33pm

Ah, les salauds, ils ont osé !

- « Ah, les salauds, ils ont osé ! »

Gabriel, le beau Gabi, du moins ce qu’il en reste, haute silhouette peint à la gouache, a franchi la porte, perfusé de colère. Quelques pas francs plus tard, il tenait son corps tendu près du comptoir et réclamait un demi. 

-« Ah, les salauds, ils ont osé !  », répétait il, en regardant par terre comme si, par terre, il y avait un petit peuple apeuré par ses grandes paroles. Comme si par terre, ce petit peuple se mettait en marche pour réparer ce que le grand personnage, perché sur ses hautes jambes, semblait regretter vivement. Et par terre, le petit peuple invisible évite les coups de pied et les rase motte des semelles. 

-« Ah, les salauds, ils ont osé ! » Gabi est un puriste du débit de boissons. Un grand sentimental doublé d’un nostalgique, c’est comme ça qu’on appelle ceux qui regrettent les troquets d’avant. Sa phrase était devenue, en quelques instants, le best-seller des lieux. L’homme en colère leva le regard sur une salle en expectative. Rarement, la curiosité unanime n’avait été aussi affûtée. Il sentit l’étau de son récit lui broyer la langue et des mots de véritable douleur sortirent de sa bouche tordue par la pression. 

- « Ah, les salauds, ils ont osé ! » Le début n’a pas varié mais il annonçait une suite, vu que Gabi n’était pas un habitué de la répétition compulsive. Il suspendit sa phrase, étouffé d’une indignation rarement vue dans les limites de ce lieu.

    - « Ils ont changé le nom du Café du Mail !

Pour les non-initiés, le café du Mail était situé sur la place du même nom. Pour les non-initiés, toujours, changer le nom d’un café est une affaire périlleuse surtout lorsque le nom remonte à plusieurs générations au moins et que les habitudes ont pris les rides du nom. C’est impossible de le changer sans heurter les sensibilités ou d’ouvrir une faille le long des continents fragiles des clients.

- « Ah, les salauds, ils ont osé ! » Gabi était un habitué du café du Mail, non, il était plus que ça. Il était le plafond et le sol, la chaise et le comptoir. Il était devenu la peinture et le papier-peint, le rideau de fer et le téléphone, les tasses et les verres. A ce niveau de mimétisme, la nature avait franchement du mérite à rivaliser. 

Gabi avait des arguments imparables pour trouver tous les torts à ces nouveaux propriétaires qui, en dépit de toutes les règles, bafouaient un sanctuaire et profanaient un lieu sacré. Personne ne rigolait, ni ne souriait à son récit, debout, faisant subir le pire au petit peuple invisible du sol.

Le café du Mail était un monument de bois, depuis l’invention de l’arbre. Il absorbait les chocs depuis l’invention de la station verticale de l’Homme. Pour toutes ces raisons, on peut dire que le temps était enraciné là-bas depuis que l’idée du temps était dans l’air. 

Tout avait change autour du café : les pavés sous le bitume, l’après-guerre sous le vingt-et-unième siècle, le percolateur sous l’expresso. Ce café-là n'était pas contre le progrès, au contraire : il en épousait les principes et les formes en fendant la logique du changement avec son nom indestructible. 

Il fallait imaginer cette respectable maison ramant dans les décennies avec, pour les traverser, un patronyme inamovible. Dans une vie d’homme, tout peut changer : le visage, le cours, les certitudes, la foi, le nombre de mains, de jambes, d’yeux. Mais pas son nom, non, pas son nom. Alors, un café rebaptisé revient à briser cette logique. Et ce n’était pas normal.

- « Ah, les salauds ils ont osé ! » Gabi, en colère, n’avait pas touché à sa bière. On sentait, dans sa voix, une désespérance à long terme. Une blessure physique l’avait surpris par ses conséquences. Il était arrivé comme une note sur une partition et sur le trottoir habité par le soleil, il avait compris l’ampleur de sa défaite. Des hommes retiraient la gourmette de son bistrot ! Même celle de Saint-Exupéry a été retrouvée, celle du café du Mail est morte à jamais. Bordel  ! Devant ses yeux, ses yeux à lui, en plein jour. 

Il était entré comme poussé par le surréalisme de cette matinée. Il avait commandé un café aux nouveaux patrons, il avait fait leur connaissance récemment. En desserrant les dents comme pour sourire, il leur avait demandé ce qui se passait, là, sur le trottoir. Quel genre de travaux entreprenaient-ils  ?

Tout à leur joie de novices, ils lui expliquèrent qu’ils rafraîchissaient la façade et changeaient de nom en même temps. Gabi s’était tu. Il avait bu son café comme un coup de fusil et il était sorti sans dire au revoir. Il était venu directement au café de la Demi-Lune. C’était le plus près.  Il ressentit un besoin furieux de s’accrocher ailleurs, d’adopter, comme pupille de la nation bistrotière, un autre comptoir inamovible.  

- « Ah, les salauds ils ont osé. »  Le petit peuple du sol devait avoir péri dans son ensemble sous les semelles de Gabi. Le grand homme avait piétiné son carré avec régularité pour évacuer ce trop plein d’amertume qui le prenait des pieds à la tête et des orteils aux yeux. Un locataire de la Demi-Lune entra dans le quasi-silence qu’avait provoqué le récit précédent. 

- « Vous avez vu, le Café du Mail a changé de nom ! »  Gabi avala sa bière d’un trait comme pour chasser une immense soif au fond de lui. Et leva la tête, pour la première fois. Il commanda une autre bière en écoutant le nouveau nom de son ancien lieu prononcé par un client qui ne lui était pas familier. Parfois, la vie ne tient à rien. Le café du Mail aurait pu changer de rue, de ville, de pays. Il l’aurait retrouvé. Là, il a changé de nom et il ne retrouvait plus rien. 

- « Ah, les salauds, ils ont osé ! » est devenu une phrase typique dans l'univers bistrotier. Elle se prononce au moins une fois par jour, à la lecture du journal, au récit d’un fidèle, quand un verre est vide, quand la fermeture sonne.  Gabi la nourrit désormais avec le sourire. Oh, ce n’est pas grand-chose mais  une bonne âme a pu négocier l’enseigne du café du Mail. Il y a des lieux qui  contiennent un fragment de chacun d’entre nous.

R.B.

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