Quelque chose clochait dans l'air sur le pont Voltaire. Plus j'avançais vers ma destination, plus je doutais que j'y arriverai. Même pas à temps, même pas en retard, non, pas du tout. Déjà, au loin, une foule de questions comme une nuée de moustiques au bord d'un étang, avait envahi ma tête. Je n'entendais pas leur vrombissement mais leur présence singulière, m'avait mis la puce à l'oreille, en plus des moustiques.
J'avais rendez-vous au Zouzou bar, dans la superbe maison à pans de bois rénovée. J'avais réservé la terrasse qui domine le trait d'eau, et je savais déjà qu'un léger vent allait caresser les pages de mon livre. J'avais hâte d'en être au café, juste pour le plaisir de la tasse et du bouquin. Il y a comme ça dans la vie, des plaisirs incompressibles, des joies fugaces mais que l'on peut tout de même étirer dans le temps.
J'était parti de la rue du Champ-Anet, j'avais tourné à droite sur le pont Molière et déjà, là, j'étais un peu surpris de ce que je ne voyais pas. J'avais entamé la rue Rabelais, longé l'hôtel Molière du M. Doucet, tourné à gauche le long du café le Rallye, j'avais frôlé la quincaillerie Baty et déjà, je me disais que je n'étais pas au bon endroit. Je n'étais pas à la bonne époque.
Comme si, dans un film, une erreur historique avait entamé toute la crédibilité du scénario. Je ne me sentais pas à la bonne place. Déjà, l'hôtel Molière, le Rallye et Baty ne devaient pas être là. C'était une erreur historique.
Je devais marcher en 2024 et voilà que j'avais, dans les yeux, le décor des années 1970-1980. Ce n'était pas pour me déplaire, mais en rêve, quand le sommeil vous a enfoncé la tête dans l'oreiller et que vous rêvez d'avant. Oui, à la rigueur, cela m'aurait plu. Au réveil, j'aurais souri doucement, et empreint de nostalgie, mon esprit léger aurait tenté de rembobiner ce rêve jusqu'au début. Sauf que là, j'avais rendez-vous certes avec moi-même au Zouzou bar dans la très belle maison à pans de bois rénovée et, face à l'école Charot, je ne la voyais pas au loin.
Soit elle avait été engloutie par les eaux tumultueuses, dans la nuit et je n'en savais rien. Soit ma myopie s'était accélérée au point de devenir une cécité irréversible : la maison à pans de bois n'était pas à son emplacement habituel.
Moi-même, je n'avais pas l'impression d'être tout à fait au milieu de mon présent, j'étais dans un mélange de passé, comme si j'avais trébuché et que j'avais traversé un rideau temporel. Où était la maison ? Mes pas avaient commencé de s'additionner sur le pont Voltaire et je fixais l'autre bout du pont où devait se dresser la masse rassurante de cette maison.
Elle n'y était pas. Autre effet d'optique gênant : je voyais en noir et blanc. Un AVC sans doute car j'avais lu qu'à la suite d'un traumatisme sévère, on pouvait perdre la notion des couleurs, ou celle de la droite et de la gauche, un cauchemar éveillé, voilà le goût que j'avais en bouche, un cauchemar éveillé.
Plus j'avançais et plus mes jambes étaient lourdes, plus le doute se durcissait. Le pont Voltaire dansait maintenant au-dessus de l'Yèvre et un léger vertige m'enlaça, pour preuve que je n'allais pas si bien que ça. J'avançais pourtant, encore, certain de mes propres moyens. Mais la maison à pans de bois n'existait pas. Elle n'était pas là. Elle avait changé d'adresse ?
Moi-même, je n'étais pas dans la bonne ville ? Le bon siècle ? Je n'étais peut-être pas le bon moi-même, avec tout ce que j'avais lu de science fiction, après tout, peut-être qu'un de ces auteurs avait vu juste ? Que la fiction n'était qu'une réalité qui s'ignore ?
Je m'agrippais au garde-corps du pont et face aux eaux calmes, je fermais les yeux, inspirais profondément, je tentais de retrouver mes esprits, de ne pas sombrer dans le fatalisme : je n'étais ni fou, ni sous le coup de substances illicites. J'avais peut-être des hallucinations, du surmenage. Je serrais fort les paupières, très fort avant de rouvrir les yeux.
Tout aurait peut-être été lavé d'un seul coup, comme une ronde de serpillière sur sun sol carrelé. Je tournais la tête : la maison à pans de bois s'imposait face à moi, dans son bain de couleurs estivales. Le serveur me tapotait l'épaule : avec la douce chaleur et le vent complice, je m'étais assoupi sur mon livre. Mon café était froid maintenant. "Je vous en ressers un", me demanda le serveur. "Avec plaisir".
R.B.