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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Cette maison de la rue du Champ-Anet

Publié par vierzonitude sur 27 Juillet 2024, 16:59pm

Cette maison de la rue du Champ-Anet

C’est une racine profondément ancrée dans le sous-sol de son absence. Dans le sol de l’espace qu’elle a occupée. La dernière fois que je l’ai vue, le lierre mangeait les trous béants des fenêtres comme les corbeaux de François de Villon picoraient les yeux des pendus. Des orbites noires, dénudées de toute énergie, de celle qui avait tant plu de ses volets ouverts. Un ruisseau d’enfance tombait du premier étage, enveloppait le rez-de-chaussée d’un fluide de couleurs. 

Cette maison de la rue du Champ-Anet était la lumière nécessaire à la clarté de mon existence. Rien n’a autant vibré en moi que son perron, ses marches de pierre, son manteau de lierre épais que ma mère, un jour, a laissé entrer à l’intérieur. Elle pensait sans doute remplacer le papier peint, par une couche de verdure. Je revois ce petit bout de lierre émerger de l’interstice d’une porte condamnée, au fond de ce qui nous servait de salle à manger. La pièce donnait sur un jardinet emprisonné derrière une grille. Un jardinet disproportionné par rapport à la taille de cette demeure, une virgule au bout d’une longue phrase.

 Si la maison n’avait pas été détruite, quelques mois auraient suffi pour qu’elle disparaisse entièrement sous le lierre, pour que cette chrysalide singulière fasse renaître une autre forme de maison. Peut-être l’aurait-elle conservé, elle, et tous mes murmures, mes bruits, mes images, ma musique. 

C’est impossible que tant de vie à l’intérieur se soit évaporée au fur et à mesure sans qu’il n’en reste rien. Si j’avais pu, si j’avais eu le temps, j’aurai  vendangé les murs, l’escalier en bois et ses dix-huit marches. J’aurais questionné la fenêtre de la cuisine. J’y appuyais mes deux pieds, sur le rebord de la étroite lucarne de la cave afin de hisser mon visage d’enfant à hauteur des joues de ma mère pour l’embrasser une dernière fois avant d’aller à l’école. 

C’est une racine. Profondément racine sous ma peau. Jamais une maison n’avait paru aussi vivante à mes yeux, jamais une maison n’avait autant bu de mots, de paroles, de vies entrecroisées, théâtre permanent d’une famille. Elle avait deux bras ouverts sur mon existence et, du bout de la rue, je la voyais encore. Elle dominait le reste des habitations, avec sa haute personnalité coiffée de deux chiens-assis, l’un pour le grenier, l’autre pour une chambre mansardée. 

Les marches en pierre embrassaient la lourde porte. Elle s’ouvrait sur une entrée, toujours glaciale l’hiver. Elle desservait l’escalier qui menait à l’étage. A gauche, des toilettes avaient été aménagées dans un ancien placard. Face à la porte d’entrée, une autre porte menait à la cuisine. A gauche, il y avait la fenêtre où je m’agrippais chaque jour. En face, le salon, dans sa continuité, la vaste salle à manger. 

Puis le mur du fond, la porte condamnée, le jardinet.
En haut de l’escalier en bois que ma mère cirait à outrance, la salle de bains avait empiété sur l’une des trois chambres alignées. Car jusqu’à ce que la propriétaire nous installe « le confort », les toilettes étaient dehors, la baignoire une bassine verte dans laquelle je trempais, dans la cuisine. 

Un couloir, long de six mètres menait à deux autres chambres, la mienne, entre celle de mon grand frère et celle de mes parents de mes parents. Dix-huit autres marches grimpaient au grenier que je traversais pour aller dans la chambre mansardée. De là, je dominais même la ville. 

Partir de cette maison, c’était arracher les murs de ma vie. Crever les plafonds. Déclouer les parquets. Nous étions, pour elle, le liquide qui traversait ses veines. Personne d’autre n’a pris notre place après nous. La maison est morte de notre départ, de nos absences, de notre abandon. Nous l’avons vidé comme on se saigne. Je ne sais pas qui a fermé la porte, pour la dernière fois. Je ne sais pas si l’idée même de pleurer a eu la force de nous saisir. 

La maison est une racine si robuste qu’aucun engin de démolition n’en est venu à bout. Moi-même, je n’en n’arrive pas à bout. De ses étages, de ses murs, ses escaliers, son entrée froide. La décrire ne l’épuise pas. 

J’ai tout cédé à cette maison. Mes premiers cris, mes premiers sourires, mes premiers pas, mes premiers souvenirs, mes premiers derniers. J’aurais pu, à l’intérieur, tout reconstituer. Elle m’aurait aidé. Du fond de sa ruine, j’avais essayé de la racheter mais il était trop tard. Un promoteur avait déjà échafaudé un projet de résidence et pour elle, il fallait faire de la place. Tout raser. 

L’enceinte de la cour, la maison. Arracher l’immense marronnier. Ce noble marronnier avait coiffé de ses lourdes branches tous les rêves possibles qui montaient vers lui. Un acte singulier avait scellé notre amitié, et j’ai évidemment plus grandi qu’il ne l’a fait, mais toujours dans son ombre.

R.B.

Cette maison de la rue du Champ-Anet
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