Elle s'en est allée un jour de Noël. A la faveur du petit matin, comme à ses habitudes, Suzanne a ouvert son café, à l'autre bout du quartier, l'un des premiers à allumer son comptoir, dans l'aube jaunasse. Puis, Suzon a baissé le rideau pour aller se reposer. Le sommeil l'a emporté sur la rive des bistrotières heureuses. A 65 ans, elle ne s'est pas réveillée et son bistrot est mort en même temps qu'elle, orphelin de sa patronne.
Avec Bernard, l’inconsolable des chagrins des autres, Suzanne tenait la barre de ce café depuis plus de trente ans. Une éternité en somme. Solide femme aux arguments trempés, elle n'a jamais rien changé au bar comme si le temps, pourtant réglé par des clients cheminots, avait décidé de laisser mariner ce bout de monde dans son jus d'un autre temps. Quand le nôtre était fermé, ce qui arrivait peu mais arrivait quand même, nous allions migrer chez elle? elle venait migrer chez nous.
Une lumière jaune tombait sur les petits noirs et le zinc du comptoir accueillait dans sa courbe, des joueurs de belote. Les tables étaient occupées par des plantes vertes. C'est un bistrot que la modernité avait jeté aux oubliettes. C'était le presque dernier de cette race de café qui donne envie de s'asseoir, de rester, de flâner, de parler, de rêver. Suzanne et Bernard, dans le périmètre de leur paradis de la limonade, offraient aussi au quartier, un souffle de village.
Le bar aurait pu s'appeler le Bar du coin tant il faisait l'angle de deux rues, mais non, c’était la Renaissance. Suzanne avait travaillé dans une usine à Paris. Elle est venue ici pour tenir le café. Son premier mari disparu, elle a rencontré plus tard Bernard, un client de la Renaissance, passé derrière le comptoir pour les beaux yeux de la patronne.
Bernard avait travaillé dans une manufacture de porcelaine, alors c’est dire qu’il s’y connaissait en tasses et en soucoupes. Quand il raconte la première fois qu’il est entré dans le bistrot pour ne plus en ressortir, les larmes qu’il pleure facilement irrigue le doux jardin de son émerveillement. C’est à ce moment-là qu’on se rend compte que Bernard n’est pas qu’une glande lacrymale mais aussi un geste de joie.
Sacrée Suzon. Quand le quartier regorgeait de cafés à ne plus savoir qu'en faire, la rivalité berçait surtout une douce camaraderie. Les cafés servaient de relais à des parcours semés de tournées. Les clients d'un autre, autre lumière éteinte de l'autre côté du trottoir, s'appelaient les Carabiniers et ceux de la Renaissance, les Chevaliers. On savait se marrer en ce temps-là, sans crainte, sans ce temps qui passe trop vite, sans cette anxiété maladive qui tue les bistrots dans l'indifférence générale.
La Renaissance résistait. Elle était cet îlot, un brin désuet, costaud, solide, balise reconnaissable parmi les changements alentours. Sauf que Suzanne a éteint sa propre lumière. Elle a fermé son propre rideau et avec le sien, un autre, définitif, est tombé sur le bistrot. Suzanne ne servira plus rien, du moins pas ici. Dans Suzanne, il y avait Suze, et pour une bistrotière comme elle, finalement, finir en bière est un sacré clin d’œil de la vie. On s'en serait passé.
Il manque une pendule précieuse désormais dans le quartier. Il va falloir se trouver une autre roue de secours. Un phare s'est éteint. Pour qui n'a jamais pris un café dans ce bistrot à six heures du matin ou sur le comptoir collant des passages précédents, ne peut pas comprendre l'étendue du vide que Suzanne laisse derrière elle. C’est surtout Bernard qui mesure pour nous l’étendue de la crevasse qui s’est ouverte sous ses pieds.
Le bistrot appartenait à Suzon, Bernard n’avait rien que son amour pour elle, ça ne scelle pas un héritage en bonne et dûe forme chez le notaire, pas le nôtre, sans majuscule. Alors, de la Renaissance, Bernard a jeté son corps au café de l'Ane qui renifle. Sur la tranche du comptoir, comme sur les prie-Dieu de certaines églises, Bernard, avec l’accord du tôlier, a fait graver une petite plaque d’acier au nom de Suzon. C’est sa place, c’est la leur.
La Renaissance ne s'en pas remis. Une main assassine a déboulonné la licence IV, retiré l'enseigne. Une main impudique a déshabillé ce qui faisait encore hier, les charmes d'un bistrot pour que le bâtiment, allégé de ce déguisement atypique redevienne un banal bâtiment, sans âme, sans passé, dans la joie diffuse d'une ouverture dans le petit matin encore ensablé, sans le ressac d'une belote sur le bout du comptoir, comme on pose ses pieds sur le bout de quelque chose avant de s'envoler. Voilà que le café de La Renaissance que chacun a connu en café de La Renaissance va devenir d'une tristesse banale.
Tout à l'intérieur a pris l'odeur du déménagement, du choc brutal, du changement d'époque, de la porte qu'on claque au nez d'un passé encore récent, d'une bourrasque de vent froid qui bouscule les murs, dénature les meubles, remue les souvenirs pour en faire des flaques invisibles et dézingue, en un tour de main, le moindre atome de ce qui composait la spécificité des lieux.
Un matin, le café se disloque. Ses attributs fondent dans la nécessité de fonder autre chose, à la même place. Le temps ne fait aucune concession, sauf à perpétuité. Le temps balaie les sentiments avec une indifférence hallucinante. Par exemple, cette enseigne arrachée du mur, ses lettres qui ne laissent deviner que le souvenir de leurs formes, le comptoir au milieu de nulle part, ont, dans leur nature de jadis aujourd'hui dénaturée, définitivement tourné une page irrémédiable.
Ce comptoir, seul, sans son océan de tables, sans sa mer de chaises, sans cette infinie présence des clients, ce comptoir posé là, comme une erreur, au milieu d'un salle qui ne ressemble plus à rien, coule un peu plus dans les profondeurs du fini, du terminé, du "ça y est", du "on ne retournera pas en arrière". Il a suffi que les deux piliers de ce café tirent leur révérence pour que cette baudruche de bistrot se dégonfle. Deux destins insolents avaient bâti les lettres clignotantes de ces lieux.
Personne n'aurait pu leur succéder. Personne n'aurait pu soutenir, du bout des bras, cette lumière jaune qui tombait sur les plantes vertes, ces ambiances de monde isolé quand, dehors, à la faveur de la nuit lourde, les clients accrochaient leurs existences au crochet du comptoir. Il n'y aura plus jamais de café de La Renaissance. Il n'y aura plus rien. Dans quelques mois, on ne se souviendra même plus de comment était fait le café de La Renaissance.
R.B.