Jeanne, 18 ans, tout sourire en noir et blanc, ne le savait pas encore mais elle pédalait vers ses 103 ans, car née le 24 juillet 1921. Derrière, à gauche, on reconnaît l'ancien patronage laïque, la salle Collier aujourd'hui, rue André Hénault. Et la vitrine derrière la jeune femme, est celle de la boulangerie, toujours en place, à laquelle avait été greffé un café, le café du Tramway, s'est-il nommé un jour comme le désir.
Jeanne ne le sait pas encore, mais elle travaillera dans un café de la ville. L'air, dans la photo, ne le dit pas non plus : les derniers grains d'insouciance n'auront pas le temps de germer, nous sommes en 1939.
Vierzon subira la guerre dans sa chair, au plus profond de son intégrité, coupée en deux par la ligne de démarcation, bombardée, détruite au 1/7è, elle en gardera longtemps les stygmates, des maisons sinistrées, des baraquements qui ne disparaitront que tard lorsque la ville sera reconstruite petit à petit.
Jeanne ne savait pas tout ça, ni le drame de sa vie, ni les joies de son existence, ni ce chemin parcouru à vélo, à pied, suel, à deux, avec ses enfants. Tout ce que ne dit pas le présent est contenu dans cette image figée, dans ce demi-personnage derrière le mut de la boulangerie. Que pensait Jeanne, à cet instant ? Que pense Jeanne à cet instant, 85 ans séparent les deux Jeanne, deux mondes se font face, celui de la photo, celui de la réalité objective où 103 bougies brillent, sur la rive du présent.
Rien ne montre ce que fut Jeanne durant ces décennies, mais tout montre ce qu'elle est, là, sur son vélo, au bord d'une époque qui allait tout mâcher et malgré cela, Jeanne a tout traversé, comme si un vélo invisible l'avait guidé jusqu'à son centenaire, jusqu'à ce siècle, ce millénaire. Jeanne est faite de toutes les histoires qui l'ont traversées, de toutes les histoires qu'elle raconte elles-mêmes comme une preuve de sa longévité.
Elle était Jeanne, elle est mamie Jeanne, quelque part dans un coin du temps de Vierzon.
R.B.