Mon père n’a jamais perverti les bistrots, il y rentrait droit, il en sortait idem, buvait une bière ou deux, c’était tout. Le café de ses habitudes s'appelait le Pouriau. C'était une solution physique contre sa soif, pas plus. Il n’en partait jamais à une heure déraisonnable et c’est au bénéfice de l’été que le café avait le privilège de ses visites.
J’aimais cet endroit, c’est probablement entre ces murs que j’ai senti la nécessité d’en comprendre les langages, les rituels, les croisements, les évolutions et plus simplement, le désir d’y être. Il y avait quelques marches à monter et au bout un parfum de vieux principes à casquettes attablés comme chez eux.
Les chaises rayaient le sol dans un bruit de bois dérangé et les frottements délicieux de milliers de mains sur leurs bords polissaient les arêtes des tables rectangulaires.
J’ai soupçonné que cet endroit allait me plaire. Un peu plus tard, j’en ai eu la certitude comme si, à cet endroit, et pour qui croit comme moi à la multiplication des vies dans une seule, j’avais laissé quelque chose auparavant que je devais résoudre et je n’y parvenais pas.
Le bistrot est le seul endroit étranger à la maison où mon père me paraissait plus grand que d'ordinaire. A moins que ce fut moi qui me voyais plus petit dans ce territoire d'adultes. Le comptoir, sur la pointe de mes pieds, me rappelait que les centimètres à venir me seraient très utiles.
Je buvais quelque chose comme un sirop dans de l'eau, premiers pas vers un ailleurs fait de gouttes inconnues. Les murs ruisselaient d'affiches, dans un coin, un présentoir vendait des graines diverses destinées à des jardiniers aguerris.
De l’intérieur, la rue semblait se cogner aux murs, tous les bruits qui passaient dessus avaient pour destin d’entrer là pour se perdre. La plupart du temps, la rumeur des voix gonflait et débordait, on sentait l’intuition des heures de fin de journée deviner les contours de la soirée à venir.
L’été, le café fermait plus tard, jusqu’à la première fraîcheur sur le palier, on ne buvait plus, on ne se désaltérait plus, on ne faisait plus couler de liquide au fond de sa gorge, on arrosait la saison sèche avec des prétextes de pluie.
Ce bistrot là flottait entre deux sources, les plus tardifs ne parlaient plus comme si la chaleur avait fait fondre l’usage de leur parole. Il y a des temps pour tout et le temps du silence était né au bénéfice du doute : on le sentait souvent, quand les conversations s’épuisent, il vaut mieux laisser entrer le cliquetis du jour se frottant à la nuit.
Mon père était parti depuis longtemps laissant l’usage du café à ceux dont le rôle était de le maintenir ouvert le plus tard possible. Le partage des rôles était une constance, les horaires se décrètent toujours en fonction des besoins.
Autre bistrot, autres mœurs. Môme, chaque dimanche, c’était le même catéchisme : pas la messe à l’église, non, le tiercé au PMU ! Plus exactement, au bar de l'hôtel de ville, rue Armand Brunet. Il y planait cette ambiance de fumée de clope, de soupe de bruits, d'odeurs de Ricard, de foule, d’effervescence chevaline, de cette anxiété mêlée d’euphorie du joueur.
S'y frotter, c'était nager dans l'océan des grands, tenter d'attraper leurs humeurs joyeuses, d'entrer dans leurs peaux d'adultes, de saisir les codes. Le tiercé, à l'époque, se faisait d'une façon artisanale, avec un ticket à plier, des cases à cocher et la pince, la fameuse pince à encocher les tickets, son usage restait un mystère, et les morceaux de cartons légers, sous sa dent unique, des confettis.
J'ai appris récemment que cette pince, détrônée par l’informatique à la fin des années 1980 était une invention qui est née dans la Nièvre, à Saint-Pïerre-Le-Moultier.
Mon oncle, chef du rayon boucherie à Monoprix, venait poser sa voiture dans la cour occupée par ma maison, une 404 blanche et plus tard, grand luxe, une 305 vert olive. Il venait chercher mon père et je les suivais, à pied dans leurs pas d’hommes, jusqu’au PMU dominical. On y entrait avant midi, comme on entre dans un symbole.
C'était l'heure de l'apéro, de ce rite immuable, cette façon d'être différent le dimanche des autres jours de la semaine avec cette foule, au carré, dans ce bar bruissant d’une vie extraordinaire sous un nuage de nicotine. Mon oncle confirmait son tiercé, je crois qu’il jouait à peu près les mêmes chevaux d’un dimanche sur l’autre.
Il ne fouillait jamais les pages turfistes, il ne connaissait pas les bourrins, il jouait, c’est tout, histoire de décrocher la timbale. Je me souviens encore de ses trois chiffres de prédilection : 8-6-11 et il me semble bien qu’il avait un jour gagné avec.
Le PMU de l’hôtel de ville a fini de forger mon intime passion pour les bistrots. Chaque dimanche était une fête, une façon d’être dans le collectif, dans les flux des gens, dans leurs sourires dominicaux, dans cette partie de leur vie, où, dégager des obligations du travail de la semaine, ils entraient dans une autre dimension et j’étais des leurs.
Une fois le devoir du jeu accompli, mon oncle et mon père s’accoudaient au comptoir, quand aucune table n’était libre et ils buvaient leurs pastis du dimanche, et moi mon Citror.
Dans le prolongement de cette matinée, ce rituel immuable marquait mes dimanches d’une pierre blanche. J’aimais tellement cette entrée dans la foule bistrotrière. J’étais comme un poisson dans l’eau.
R.B.