Il avait de longues mains osseuses, toujours croisées dans son dos. Le tissu de sa blouse grise était un mécanisme complexe qui avait figé le temps dans une époque où le client était toujours roi. Parfois, Paul Carré se frottait les mains quand quelqu’un entrait dans sa boutique, au choix, rue Voltaire, côté jouets ou place du Mail, côté livres.
Cet homme avait un lien intime avec la maison que j’habitais rue du Champanet car lui aussi, me racontait il, il y avait habité, tout en haut. J’avais situé son nid douillet dans la chambre mansardée, au bout du grenier. Il me disait qu’il y chantait et je le croyais facilement, tant son cœur était chantant.
La librairie Carré était de ces commerces atypiques. A l’intérieur, une pendule s’était arrêtée et avec elle, le temps en entier. Ce vaste commerce n’offrait pas que des livres, des crayons et de la papeterie, ainsi que des jouets. Non, il offrait quelque chose de bien plus précieux, la rareté d’une telle enseigne.
J’y allais pour de multiples raisons. C’est là-bas, sur des tourniquets antiques que j’y trouvais des fascicules propres à nourrir d’images mes exposés de collégiens. Mais surtout, enfant, il y avait chez Paul Carré, « le père Carré », disait-on, une autre dimension qui allait au-delà de l’humain. C’était plus que de la gentillesse, c’était de l’intérêt. Que l’on y venait pour discuter ou pour acheter, l’accueil était semblable.
La discussion était affable, la blouse de rigueur, comme celle d’un instituteur de la Troisième République. Il veillait sur son magasin, sur la place, sur la ville, sorte de vigie incontournable, silhouette fine sous une tête allongée. Et toujours le sourire en façade.
Ce fut l’un des derniers magasins de ce genre à Vierzon.
Ex-horloger place Foch, ex-imprimeur, Paul Carré aimait emmener quelques uns de ses clients au sous-sol, moi, souvent, je le questionnais sur avant, sur ce qu’était Vierzon jadis. Alors, il me montrait une vieille photo en noir et blanc, un jeune homme sur une moto, c’était lui. Prompt à toujours répondre à toutes les interrogations. Ces beaux présentoirs en bois ornaient son métier de libraire d’une noblesse disparue, d’autant que les libraires, à Vierzon, ont disparu un à un, le dernier, rue Voltaire, s’appelait Jean Catinaud.
La librairie de Paul carré avec sa double entrée était un théâtre permanent. Y passait, de temps en temps, son épouse, une petite bonne femme pleine d’énergie. Sa fille, plus exubérante venait parfois rue du Champanet, chez Cifra ou Rush en vélo. L’un de ses fils travaillait aussi avec lui. Toute la famille en somme au service des clients.
Souvent, avant que le magasin ne ferme, (bon sang que ce fut une erreur), je me demandais souvent comment il faisait encore pour vivre, mais Paul Carré avait allégrement dépassé l’âge de la retraite et s’arrêter, pour lui, aurait été synonyme d’arrêt de mort. Ainsi vivait la librairie Paul Carré.
Recroquevillé dans mon jeune âge et sans considérer l’importance d’une tel témoignage, je n’ai pas assez questionné cet homme, je n’ai pas pris de photos de sa librairie. J’ai vécu sa fermeture comme une déchirure, je me souviens de Paul Carré, au milieu des clients qui venaient, soldes monstres aidant, acheter tout ce qui fit sa vie.
Avec lui, partait un morceau de cette ville, celle qui avait traversé les années dans le miroir de ses yeux. Combien de gosses se sont-ils amusés à entrer par une porte et à sortir par l’autre, juste traverser la boutique pour éviter de faire le tour.
J’y allais comme en pèlerinage, renifler je ne dirai pas les nouveautés car il y avait des livres, sur les étagères, qu’un brocanteur n’aurait pas renié. La place du Mail a perdu son âme quand la librairie a fermé. Le centre-ville sa vigie. Le blues avait remplacé sa blouse…. Paul Carré a pris sa retraite en 1998, il avait 88 ans.
R.B.