Tu t'en fous, là où tu es, tu ne votes plus. Il y a longtemps, en fait, bien avant que la vie s'abstienne de te soutenir encore et décide de la place que tu occupes désormais dans le vide, que tu ne votais plus, toi, ta Mobylette, tes sacoches, tes mains caleuses et ta perceuse, au fond de ton Usine.
Cette Usine que tu avais rachetée, un jour, sous le Mitterrand du premier septennat, grâce à ta prime de licenciement, avec tes autres copains ouvriers. Ton patron était parti pleurer devant le congrès annuel du patronat de l'époque car il devait fermer la boîte et vous collez à la rue. Vous avez dit non.
Il y a eu, en toi, un moment de certitude féroce et plus tard, un autre, profond, de doute, une fêlure, la rupture d'une digue qui soutenait ta confiance. Toi, pas plus engagé politiquement que syndicalement, mais profondément ouvrier, travailleur, assidu, profondément ancré dans le sol de ton Usine, le seul appât de ton gain, fidèle à ceux qui étaient comme toi.
Tu votais ainsi par habitude parce que tu ne pouvais pas voter autrement. Et tu aurais voté quoi, de toute façon ? Toi l'ouvrier, le manuel, au boulot depuis tes quatorze ans, toi ce père, levé chaque matin, pour son rendez-vous avec l'Usine, face au froid, au vent, à la pluie, au matin printanier, sur ta Mobylette à sacoches, avec dedans ton casse-croûte amoureusement préparé par ta femme, ma mère, et, emballé dans un morceau de papier d'alu.
Je me souviens d'avoir entendu dire que tu devais être le seul gars de l'usine à ne pas savoir ce que ton casse-croûte contenait car ce n'est pas toi qui le préparais, privilège de besogneux, penché sur ton obligation à ramener le beurre dans les épinards. On te devait bien ça.
Je sais que tu m'as tenu éloigné le plus possible de ton Usine. Je sais qu'elle était une destination uniquement destinée à ramener ta paye, toi, qui n'avais pratiquement jamais un rond dans ton porte-monnaie, comment pouvais tu t'y plaire ? Comment la notion de plaisir pouvait émaner de cette odeur âcre de tes bleus de travail que tu ramenais à la maison pour que maman les lave ?
Cette odeur de ferraille, de graisse, cette odeur lourde d'un autre lieu, ce bleu épais, cet uniforme de prolétaire qui lissait d'une même couleur (au gré de l'intensité des lavages), la communauté dans laquelle tu te fondais. Comment la notion de plaisir pouvait ressortir de la pointeuse, de ta machine, de ce réveil qui sonnait trop tôt, de cette nuit qui te prenait, même pas une voiture pour s'y chauffer dans l'habitacle et écouter, peut-être, les dernières nouvelles à la radio.
En fait, ce que je ne sais pas de ton Usine, ce que je ne sais pas de toi là-bas, fut ta façon paternelle de me dire, sans le dire, de faire autrement pour ne pas en prendre le chemin, parce que tu n'en étais pas satisfait. Je n'ai jamais rougi de mon père ouvrier, remarque, tu ne m'en laissais rien voir, si ce n'est les signes extérieurs des tracas, les réponses négatives pour un nouveau vélo.
En étais-je plus malheureux ? Non ! A défaut de posséder, il existait, denrée rare aujourd'hui, le pouvoir de rêver, de baver comme une limace sur la photo d'un vélo de cross, d'aller le caresser du regard dans la vitrine du vendeur, rue Voltaire. De compter les jours qui séparaient l'envie du désir, et le désir du plaisir.
Souviens-toi, ce 1er mai, le seul où tu as défilé dans la rue, avec tes copains de l'Usine, quand vous avez su enfin, après des mois d'occupation et de privation, que vous pouviez transformer la boîte en coopérative ouvrière pour continuer à travailler ?
Tu m'avais mis une écharpe rouge autour du cou, et j'ai marché à tes côtés, sans savoir vraiment pourquoi, mais en sachant que c'était important parce que j'étais là, parce que tout le monde était là.
Tu t'en fous, là où tu es, tu ne votes plus. Déjà, le goût de ne plus y aller t'avais saisi. Je n'ai jamais vraiment su pourquoi, il faut dire que les mots étaient une denrée rare. Toi, tu enfilais tes gants pour tourner la poignée de gaz dans la glace des hivers. Toi, tu relevais tes manches pour creuser les sillons de ton jardin dans lesquels tu plantais tes patates.
Tu arrivais, triomphant, avec des poireaux plein la sacoche. Et j'allais partager ces moments silencieux, entre la bêche et le râteau, les séances d'arrosage et le dépressage des carottes, sous une tonnelle dégoulinante de glycine, dans la chaleur d'une fin de journée d'été. Les fraises étaient tièdes. Les petits pois croquants. Et tu sais, quoi, finalement, ça sentait le bonheur à plein nez, aussi fort que ça sentait le manque d'argent, celui qu'on aurait pu avoir en plus, pour que maman se tracasse moins.
Où s'est produit le court-circuit ? Quel plomb a pu sauter pour que, je l'ai compris plus tard, vous n'ayez plus foi en rien, en ceux qui, à grands renforts de grammaire, vous promettez d'améliorer l'ordinaire, de mettre des rallonges à la paye. Tu as capitulé. Tu as laissé tomber. Tu t'es replié sur toi-même. Tu as bêché plus fort. Tu as planté plus loin. Tu as parlé encore moins.
Il y avait du fatalisme dans ta démarche, même si tu as toujours marché droit, même si tu n'as jamais plié. Il y avait une sorte d'abandon, un vide qui s'était creusé. Quand le travail ressemble à la peine, et la paye ressemble au sacrifice, je comprends qu'on perde quelque chose en route, comme l'espoir du mieux. Ton fatalisme n'a jamais versé dans la rage, ni la colère. Disons, que, petit à petit, tu devenais transparent, tu ne pesais plus. Tu disparaissais dans ce monde étrange des habitudes qui t'ont recouvert comme un vilain lierre.
Le jour de ton départ en retraite, j'ai découvert ton univers au moment même où tu t'en séparais. C'est peu pour se faire une idée mais suffisant pour s'en faire un monde. Jusqu'à ce jour-là, cette lumière même qui tombait sur ton quotidien, au pied de ta machine, ne m'avait jamais vraiment traversé de questions. Après tout, tu n'en parlais pas pendant, tu n'en parlais plus après.
Jusqu'à ce jour-là, où dans une pile de photos, je suis tombé nez à nez avec celle-ci.
Etrangement, tu as l'air d'un fantôme, ce que tu es de toute façon. Un fantôme collé sur du papier, dans cette usine qui existe encore. C'est la seule photo que je possède de toi sur ton lieu de travail et je le trouve fascinante. Troublante. Emouvante. Car tu sembles regarder l'objectif au-delà du temps qui a séparé la prise de cette photo jusqu'à l'instant où je m'en suis emparé pour enfin parler de toi, beaucoup, beaucoup plus que tu ne parlais toi même de toi.
R.B.