Que pouvait bien cacher comme mystère patronymique, le café de la Corne ? Un bel établissement comme notre époque contemporaine n'en fera jamais plus. D'abord, parce que les cafés sont une race en voie de disparition, dans cinquante ans, peut-être moins, les licences IV auront toutes été éradiquées, sacrifiées sur l'autel d'un anti-alcoolisme, né de l'hygiénisme de la Troisième République.
Il ne restera rien que l'archéologie bistrotière pour nous rappeler les bonnes adresses, les souvenirs éteints comme des lampes, les comptoirs qui forçaient le respect. Rien qu'à Vierzon, des pans entiers de bistrots ont été emportés dans les égoûts avec l'eau de pluie.
Le bar des sports, au Tunnel-Château a subitement quitté la scène bistrotière, sans prévenir, brutalement, comme ça. Une longue page s'est refermée sur les clients. A côté, pas très loin, le Coup Franc avait subi le même sort. A grands coups de pelles derrière le crâne, les bistrots sont tombés un à un, au champ d'honneur, comme des quilles au bowling. Certains noms restent coincés dans la gorge, comme des émotions difficiles à contenir. On ne se rend pas bien compte de la place que peut prendre un café dans une rue, dans un quartier, dans une vie.
Il y a vingt-cinq ans, dans un livre intitulé Gueules de zinc, j'avais tenté de répertorier les noms des bistrots de Vierzon, des palanquées de noms insolites, tordus, tous racontant une histoire, des noms fleuris, des noms sortis de nulle part, des noms indentifiables au premier coup d'œil.
Certains tournent en boucle dans les mémoires, d'autres, méconnus, sonnent comme des évidences quand nos lèvres les murmurent. Il y a bien plus que des noms, plus des enseignes, chaque bistrot renferme une communauté singulière, des hommes et des femmes issus d'un petit bout de territoire et qui entrent en communion, les uns avec les autres.
Les souvenirs ont des odeurs de fond de salle, de comptoirs collants, de tablées après le boulot, de café noir avant l'embauche. Bien sûr que les bistrots génèrent des légendes, mais combien d'histoires vraies charrient-ils ?
Le café du carnaval, la Petite vitesse, le café des Marches, le café de l'Industrie, le bar des Métallos, le bar de la Presse, le café des Radis, le Rallye, le Pénalty, le café de la Demi-Lune, c'est autre chose que les noms barjots imprononçables dont on affuble des lieux qui ne ressemblent plus à des bistrots, mais à des salles aseptisées où dès qu'on commande un café, on croit qu'on va venir vous changez votre pansement.
Cheu Pâte à l'oeuf, chez Flora, le bar de Grossous, le café des Longueraies, le café du Commerce, à la Poignée de mains, le Sélect, A la source du bois tordu, chez Raoul, le café du Maronnier, le café du Tunnel, au Poisson frit, ça parle plus que les lettres criardes de noms sans queue ni tête.
Le café de l'Ile Marie, le café des Tilleuls, le café de la Marine, le café du Pouriau, ça situait tout de suite le géographie du business, on pouvait venir de loin, on savait où l'on était.
A Vierzon, les bistrots ont poli la ville, ils ont fait la ville et leurs fermetures, inexorables, la défait, petit à petit. Ceux qui ferment crèvent de devenir autre chose, jamais ils ne reviendront en arrière.
Les autre se cramponnent, ploient sous la modernité des matériaux, tout devient froid et lisse, trop propre, sans les aspérités qui faisaient que la porte couinait, que la chaise grinçait, que la patron gueulait, que la patronne à poigne faisait régner l'ordre au milieu des relents de pastis et de la bière rotée.
Je lis cette liste avec la gourmandise du Voyageur imprudent de René Barjavel, un savant qui met au point une combinaison pour remonter ou avancer le temps. Je me vois franchir la porte du Comptoir des Ponts, entrer au café des Négociants, m'assoir au bord du petit Robinson, soupirer au Goujon qui tète.
Plus loin encore, je franchis le seuil du café de la Corne, mon regard embrasse la salle et je me pose, comme on pose un objet qui ne va pas avec son époque.
J'entends les murmures de tous les cafés disparus et je me jure à moi même d'ériger une stèle aux bistrots disparus. C'est le moins qu'on puisse faire pour eux après tout ce qu'ils ont fait pour nous.
R.B.