Je m’arrime toujours à la même place, avec une obsession maladive. L’usure des pieds de la table sur le carrelage, la chaise très légèrement boiteuse, le dossier écorché, les frottements délicieux des matières entre elles, restent les lois d’une physique intime avec les lieux. Au centre de cet ordre naturel, le comptoir massif dérive en silence comme un grand fauve d’iceberg.
Il pousse, dans mes regards, son cubage de brume alcoolisée. Des gouttelettes microscopiques de bière, des brouillards de vin rouge supérieur, des rosées de café matinal, des averses de marc et des tempêtes de whisky, des postillons trop sûrs d’eux, des larmes chargées comme des salives mélangent leurs ADN dans une génétique indélicate.
Heureusement, au café de l'Ane qui renifle, le comptoir a survécu à toutes les modes. Mes ongles s’y accrochent comme à des radeaux de fortune, ils entament le bois clair jusqu’au cœur de sa chair, dans des mouvements contradictoires. La houle de ses vices ajoute du drame aux forts coefficients de marée alcoolique. Il n'est pas rare de confondre ceux qui résistent à partir et ceux qui résistent à rester. Ici, les impératifs volent à l’envers, le sol est le plafond, le plafond l’horizon et l’horizon, la ligne courbe qui indique les niveaux.
Cet endroit est inestimable. Il aimante les habitudes, il nourrit, perfuse les dépendances au groupe et les refus d’émancipation. Le café de l'Ane qui renifle est un cocon, une carapace, une seconde peau. Il irrigue les veines trop bleues d’avoir froid de tout. Il diffuse son énergie infinie, digne d’un soleil liquide. Le bistrot coule dans les corps, il oxyde les pensées fragiles, il s’immisce dans les replis secrets des esprits. A chaque heure, il épaissit l’humus de cette forêt extraordinaire, peuplée d’arbres humains sans boussole.
Personne n’a publiquement déclaré l’indépendance de l'Ane qui renifle. Dans les soirs moribonds, tout le monde y songe pourtant, surtout quand l’heure intermédiaire écorche les moins vaillants de ses aiguilles coupantes. Les habitués veulent bien que le temps passe mais uniquement à leur rythme. Leurs yeux tristes éclatent sous le poids des absences corrosives, le manque de caresses tannent leurs peaux déshydratées.
Les ventres sont creux du manque d’amour, tout le monde, ici, crie famine autant que de soif. Étrangement, je ne bois pas une goutte d’alcool, je suis le témoin le plus fiable que le bistrot a connu depuis que son histoire se raconte de bouches brûlées en muqueuses hydratées.
Dans les moments les plus critiques, entre le coucher du soleil et la fermeture des portes, les indécisions résistent jusqu’à devenir des vérités d’un alliage inédit. Quand l’intérieur du troquet s’éloigne de la réalité, les existences basculent. Il tombe alors de drôles de soif du plafond écaillé. C’est à cet instant précis que le groupe devient une société. Chacun retire ses carnes, retourne ses vestes et enfin, crèvent de trop vivre.
R.B.