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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Ici, je suis au calme, dans le bruit de la vie

Publié par vierzonitude sur 11 Septembre 2024, 05:10am

Ici, je suis au calme, dans le bruit de la vie

Ici, je suis au calme, dans le bruit de la vie et mon corps se détend en se frottant au corps de ces longues soirées. Personne ici ne va pousser la porte de son propre foyer, embrasser ses enfants d’un baiser parental, dîner en discutant de l’avenir de la France, lire un livre acheté le soir même à la FNAC, faire l’amour avec le souci du détail, dormir d’un sommeil sans à coups, ni torpeur. Personne ici ne va dans les bras de sa vie car la vie est ici, dans le bain collectif, le brouhaha sommaire, le noir brutal dehors et la lumière dedans, jaunâtre. Je les regarde tous, un par un, je les détaille et je noie ma mémoire dans tous les trous béants de leurs écorchures. 


    Didier n’a plus rien à vendre qui ne soit d’origine, son grand corps d’occasion est encore une affaire. Je le vois, il sourit malgré les parenthèses qui ont mis son regard dans la difficulté. 


    Frédéric, juste à côté, légèrement voûté comme la courbe d’une cave, parle sans arrêt, peut dire le même mot dix ou vingt fois de suite pour ne jamais laisser le silence dominer. Il assèche les dialogues jusqu’à la goutte de non-retour, sans laisser une chance au dialogue d’après. Il parle tout son sou pour combler les soirées où personne ne lui parle. 


    Valérie, l’œil bleu d’outrance, elle vit d’invisible, fait semblant d’être ailleurs. Elle feint d’oublier mais se souvient de tout, c'est justement cela qui la leste au comptoir. 


    Les autres, Gabriel, Bernard, Fabrice, Cécile, Patrick et Armand, ont gagné une part d’éternité avant de rembourser leur dette interminable. Ils se cachent au grand jour, tapis près des autres. Ils veillent à ne jamais devenir invisibles. Les portes sont transparentes, on les pousse du nez, c’est l’heure du désert bistrotier quand les conversations redoublent et pèsent sur les aiguilles de la pendule perchée au dessus des verres à bière. 


    Je les sens très en rythme avec le temps qui passe. Moi-même, je ne sais plus vraiment ce que j’entends. J’essaie de suivre l’histoire qui vient de naître et cette autre, moins drôle, qui m’arrive en bouffées. Des rires émergent à gauche et du fond de la salle, plus personne n’entre, le café vient d’atteindre son quota de fidèles. Nous sommes bout à bout, grand puzzle improbable, tissus de vies cousues au gré des circonstances. Il n’y a rien à trouver, c’est ce qui est formidable et dans nos différences, on se fait tous un lit. L’avantage d’une existence, c’est l’absence de la peur individuelle. 


    La soirée pousse un long soupir pour écarter le rideau de la nuit qui s’annonce. La fatigue s’agrippe à quelques paupières et des mâchoires s’avancent dans le couloir du sommeil. Je sens l’heure décisive, toujours un peu la même. Entre l’écartement de 23 heures et le proche épuisement de l’autorisation administrative. Jamais je ne sens, ici, un quelconque sentiment d’impatience quand les clients tentent d’étirer les secondes pour en faire des minutes et dilatent leur désir de rester dans l’incompressible devoir de fermer. C’est un combat toujours silencieux. Doucement, les corps font bloc contre le mur qui avance. 


    La résistance commence, toujours la même, contrainte à s’amollir. La fermeture est devenue une habitude irremplaçable, elle jette, dans les chiffons du dehors, une horde docile composée de têtes lourdes, de corps fatigués, de jambes sans recours mais c’est plus fort que nous. Je dis nous car j’en suis. Le dernier à sortir dans une formule polie pour préparer ainsi, l’entrée du lendemain. D’ailleurs il est si tard qu’elle est presque l’entrée du jour même. Et nous voilà dehors, sous les étoiles d’inox. Il n’y a plus que nous qui sommes encore vivants, groupe armé de sommeil qui ne dit pas son nom. Nous sommes une dizaine, parfois plus, parfois moins, longues ombres imbibées pour la plupart d'envies.


    Et moi, en résistant, rempli de boissons innocentes, j’adresse un au revoir collectif à la troupe. Le café est aveugle, derrière son rideau, la lumière tente encore de lécher les grandes vitres mais sa langue s’empêtre et renonce à percer le voile qui la retient. L’enseigne devient sombre, le public s’étiole, la scène pleure de gloire, les coulisses se vident, les fauteuils se resserrent et nous marchons doucement comme sur des œufs nocturnes.  Les candélabres allongent outrageusement nos corps décalqués sur la route. Nous filons pour de vrai vers nos portes fermées, nos lits défaits de la veille, nos fenêtres sans volets, nos histoires sans paroles.

Peu à peu, la nuit gagne son calme après la brève agitation de notre sortie habituelle. Je m’éloigne en pensant aux chaises traînées sur le sol, au sol caressé par l’eau d’une serpillière, à l’ordre qui revient comme une amnésie. Au café qui s’endort doucement à son rythme. Jusqu’au prochain ressort de la porte d’entrée.


    Je ne dis jamais « à demain  ». Mais toujours « à tout à l’heure  », une habitude d’enfant quand au moment de dire au revoir à ma mère, pour l’école, je rétrécissais le temps en lui disant juste « à tout à l’heure ». Tout à l’heure, je reprendrai enfin ma place légitime. Ma tour de guet sans vue. L’espoir est ce qui reste quand tout le reste est bu. C’est vrai, mes jours sont monolithiques, pas plus qu’une vie remplie d’habitudes plus ordinaires.

Ma vie est une salle d’attente sans le désespoir creux des mots dits à voix basse, des regards qui s’enfoncent dans des revues usées. Mon horizon est large, s’il ne l’est pas assez, il devient extensible, c’est l’énorme avantage d’habiter chez les autres : on varie les plaisirs, on change de visages, on prend à chaque instant des rendez-vous avec des échéances nouvelles.

R.B.

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