Je suis désolé de le dire, mais ils avaient de la gueule, les troquets, à l'époque. Pas de PVC, pas d'alu, pas de surfaces froides et lisses, pas d'artifices, du brut, du rugueux, de l'humain, de la pogne à pogne, du bonjour qui chante. On entrait au bistrot comme chez soi, on avait sa chaise, sa table, ses habitudes, son pré carré, son morceau d'atmosphère, ses litres d'oxygène attitré.
On n'allait pas au troquet pour mater la télé, écouter la radio, mais pour se caler sur les ondes des murmures des autres, pour naviguer entre les eaux des discussions debout au comptoir et celles, assises, dans la salle. Le comptoir avait du caractère, il avait l'épaisseur de tous nos prédécesseurs, on s'y appuyait comme on s'appuie sur un ami, sur une certitude, sur quelque chose de solide.
Je suis désolé de le dire, mais ils avaient une âme, les troquets, un esprit impalpable, quelque chose de spirituel plus que spiritueux. On s'y abîmait comme des navires paumés dans la tempête mais la lumière allumée brillait comme un phare dans les vagues de nos vies. Il y avait toujours un visage familier, un regard dans lequel se refugier. Parfois, il y avait une clochette à la porte, parfois non.
Il y avait beaucoup de parfois comme de toujours, beaucoup de nous dans ces lieux, beaucoup de beaucoup et peu de peu. On entrait chez les autres, et les autres étaient un peu vous. On ne se rend pas compte des micro-planètes qui tournent autour du même soleil, de ces mondes qui gravitent à la force des choses. Non, vraiment, je suis désolé de le dire, ils avaient de la gueule les troquets.
Avec la mère machin, le fils truc, le père qui bossait ailleurs, les clients comme des clous sur un aimant, le soir qui ne tombait jamais à la même heure, les poids aux pieds quand il fallait partir. Il n'y a pas de légendes, il n'y a que des réalités profondément réelles entre ces murs. Il y en avait tant, comme autant de caractères, de gens, de fantômes, de trains dans les gares. Le bistrot, c'est une gare où le retard n'existe pas.
Je traîne avec moi des fantômes de troquets qui aboient dans le silence des soirs sans licences IV. Ils savent que je les entends et que je ne peux pas les faire taire, quand je passe devant l'un d'eux qui a existé, je sens les murs qui m'attirent, les murmures qui se répandent comme un liquide. Ces armées de clients prêts à partir en guerre contre le silence. Non vraiment, je suis désolé de le dire, mais, putain, les copains, revenez, le comptoir est devenu neurasthénique.
R.B.