Allez savoir pourquoi, (seul, sans doute le mystère des petits noms, garde jalousement son secret), mon père appelait ma mère Mon lapin. Du perron au premier étage, de la cuisine à la chambre, Mon lapin résonnait sur tous les murs de la maison, à la façon d’une tendre musique. Mon lapin par-ci, Mon lapin par-là, à croire que ma mère n’avait pas de prénom. Odette. Elle s’appelait Odette et détestait son second prénom, Marie-Louise.
A l’inverse, mon père n’aimait pas du tout son prénom, Léonard. Alors, par le truchement d’un déni patronymique, il avait réussi à effacer son prénom au profit du second, Daniel. Léonard était devenu Daniel, au grand regret de ma mère qui se voyait déjà l’appeler Léo… disait-elle dans un rire aux envolées lyriques.
C’est un trait de caractère maternel : ma mère riait franchement et souriait souvent, sans doute pour ne pas porter, devant moi, le masque d’une mélancolie perpétuelle. Ces soucis qu’elle avait l’habitude de ressasser jour et nuit, ces comptes dans sa tête qui se finissaient toujours de la même façon, ces mois sans fin, cet argent qui devenait un problème.
Les murs, une fois livrés à eux-mêmes, ont dû suinter de cette humeur noire, ces pensées aigrelettes qui tournaient juste en-dessous du plafond, ces tourments disloqués qui transformaient les nuits de ma mère en insomnies. Mon lapin dormait peu et comptait beaucoup. Léo dormait beaucoup et comptait peu. Les rôles étaient partagés selon une ligne claire : mon père rapportait sa paye à la maison, c’est tout juste s’il ne la livrait pas directement dans les mains de ma mère.
Il n’avait jamais beaucoup d’argent sur lui, de quoi s’offrir une bière au café du Pouriau, en sortant du jardin. Et c’est tout. Ma mère restait la sentinelle de la maison, le contrefort de mon enfance, le visage sur lequel je fixais mes regards pour grandir. Je n’ai jamais considéré que mon père était absent, occupé à travailler c’est sûr, à jardiner c’est certain, à bricoler c’est évident. Il n’était pas du genre, génération oblige, à rester en place, devant la télévision. Ne rien faire était un non-sens, car en effet, il y avait toujours quelque chose à faire.
Mon lapin et Léonard, ce pourrait être un couple de légende, des écrivains par exemple, ou des acteurs. Enfin des gens célèbres qui l’étaient surtout dans ma vie. C’est tout ce qui comptait. La maison était habitée par ces deux âmes aux tempéraments différents et leur complémentarité assurait l’énergie nécessaire qui me permettait de grandir sans dommages.
Ma mère l’exprimait plus facilement que mon père. Et mon père, surtout, faisait le nécessaire, pour ne pas le verbaliser : ses actes suffisaient à la compréhension des choses. A la maison, Léonard était Daniel, papa aussi bien entendu.
Et en dehors des limites de cette maison, c’était… Tonton. A l’Usine, plus de Léonard, moins de Daniel mais du Tonton. Pas le Tonton flingueur d’Audiard, non, juste l’oncle d’un neveu qui travaillait avec lui, à la LBM et qui, évidemment, l’appelait Tonton.
Ce sera donc Tonton pour tout le monde, pour ses collègues de travail et ses rares copains. Combien, en réalité, connaissaient son vrai prénom ? Et son aversion pour son identité de baptême ? Et ce petit surnom doux dédié à ma mère, Mon lapin. Dont parfois elle se moquait, juste pour illuminer un instant ou profiter d’un quiproquo que mon père n’avait pas vu venir.
Il a fallu que je découvre, la correspondance de mes parents, une série de lettres soigneusement conservées que mon père envoyait à ma mère et inversement, par le truchement de mon grand-père (le père de ma mère). J’avais été étonné de ne pas voir de timbres sur les lettres et ma mère m’avait expliqué, par quelle étrange navette, prenait la direction des lettres.
Ils n’habitaient qu’à quelques kilomètres, l’un de l’autre mais ces kilomètres, au regard de ce qu’ils éprouvaient semblaient des continents entiers.
Jamais, je n’avais cru mon père capable d’écrire de telles choses, de se livrer autant, d’être aussi attendri par sa petite Odette chérie. Une plongée émouvante dans une intimité devenue de papier qui se matérialisait, dans le présent de leur relation, par des impatiences à se retrouver, des formules pour rétrécir le temps, des souhaits et des rêves. Jamais je n’ai vu mon père écrire, ou lire.
Alors, lorsque, une à une, j’ai eu la chance de retirer les lettres des enveloppes et de les lire, j’ai compris d’où me venaient ce besoin, moi aussi, de verbaliser les choses par l’écrit. Quelle chance incroyable, dans une vie d’enfant, que de parcourir les premiers mois de la relation de ses parents, dans ce qu’elle a de plus secret, de plus profond, ce souhait des fiançailles, du mariage, de cette vie promise à deux, ailleurs que dans le périmètre pesant de la famille omniprésente.
Un trésor de jolis mots, de belles lettres, des soupirs de deux jeunes gens qui n’étaient pas encore mes parents. Ils allaient le devenir mais à peu près dix-huit ans après l’écriture de cette correspondance. Je n’étais pas encore pensé, ni même prévu. Ah ça, pour ne pas avoir été prévu, je n’étais pas prévu. J’étais « l’accident », une collision du destin. C’est sans doute pour cette raison que ma mère m’a tant aimée, qu’elle m’a tant donné d’elle. Qu’elle a forgé, en moi, la nécessité du mot. Pour que les siens puissent y être transfusés. Mon lapin résonne encore dans mes oreilles.
R.B.