Ce soir, je repasse les détails comme si je devais reconstituer avec minutie, l'immense puzzle de cet instant-là. Qu'on ne s'y trompe pas, un instant n'est pas aussi bref que la définition l'entend. Au contraire, il s'étire dans l'invisibilité relative du temps en milliards de fragments complexes, et c'est pour cette raison que la mémoire ne peut pas tout emporter avec elle dans ses filets.
Je n'ai pas tout ratissé, je n'ai pas pu, tant de choses accrochées à nulle part ont péri malgré elles dans le néant. Mais la barbe sous la casquette, le doit pointé sous les lunettes, les mains comme des pavés sur le sentier du comptoir, le regard lointain de la patronne, la fillette de rosé au col transparent, l'acidité de l'air, la pesanteur des aiguilles de la pendule, sont restés tracés comme à l'encre éternelle.
Les gestes, les paroles, les déplacements millimétrés des corps dans l'espace restreint du bistrot me soufflaient à l'oreille que le hasard n'avait pas sa place, qu'ici plus qu'ailleurs, Au goujon qui tète, non mais AU GOUJON QUI TETE, l'origine du patronyme forçait évidemment l'angle des lieux. On ne pouvait porter un tel nom de bistrot sans agir sur le monde, sans avoir une influence pesante sur la marche des pingouins, sur la remontée des fleuves des saumons, sur le moindre brin d'herbe à proximité.
On connaissait l'influence de la bombe atomique sur le caractère des pâquerettes, mais connaissait-on la servitude de la rotondité de la Terre dans l'axe du Goujon qui tète ? S'était-on réellement inquiété des conséquences de l'alignement des bistrots sur les cratères de la lune ? On raconte que ce bistrot-là, est à l'origine de la démocratie. Qu'on en pense ce qu'on veut, n'empêche qu'un jour, à cours d'idée, le patron ou la patronne, a demandé à ses clients de trouver un nom à ce territoire enchanté.
Comme le rade était près d'un cours d'eau et que le cours d'eau servait de récréation aux pêcheurs, le goujon mordit à l'hameçon de la première idée venue. Et comme la surface n'avait rien d'un magasin de pêche mais d'un attrape-apéro, le goujon qui tète vint facilement broder l'inspiration des clients-pêcheurs. La légende naquit d'une ou deux tournées bien relevées et voilà comment Au goujon qui tète vint enrichir le patrimoine bistrotier de cette ville.
Tout le reste ne serait que pure spéculation.
Ce soir, je repasse les détails de cet instant comme un film étiré avec infiniment de douceur. Le sais que l'enseigne trône encore dans le ciel du présent mais qu'en dessous, le troquet a perdu de sa superbe.
Combien de clients soupirent en passant devant, combien d'autres, sans savoir, croient pouvoir entrer comme dans un moulin. Combien d'autres, comme moi, savent trop la pression que l'intérieur exerce sur la mémoire. je suis dans le camp des nostalgiques, des ceux qui espèrent un miracle, des ceux qui croient qu'un jour, tout se remettra en place, l'espace d'un instant, et qu'il faudra être futé pour faire durer l'instant éternellement.
Le goujon doit encore téter son drink à la paille et pour la postérité, pour l'exemple, il y a urgence à ne rien toucher du tout. Le plancher de la passerelle grince toujours autant, c'est comme cela quand les souvenirs sont soumis à rude épreuve. Je me souviens de tout. Voire peut-être de trop.
R.B.