On avait rendez-vous là, et nulle part ailleurs. Ailleurs, c'était ici, là-bas, c'était ici, tous les horizons possibles se rejoignaient au même endroit, toutes les lignes droites, toutes les lignes courbes, toute la théorie sur le temps et l'espace se concentraient sur les quelques mètres carrés d'un territoire que nous foulions avec la même intensité, à chaque fois, comme si ce fût nos premiers pas sur la lune.
Il y a dans la vie de chacun, toujours un bistrot accroché comme une médaille au revers d'un veston, toujours un coin de banquette ou de table qui concentre, on ne sait jamais pourquoi, l'essence de toutes les vérités sur nous même.
Nous, c'était le Paris-Bar, une petite armée singulière, sans Dieu ni maître, où nous nous permettions de noyer toutes les certitudes possibles dans la profondeur d'un verre, pourvu qu'il ne fût jamais d'alcool.
La sobriété dans laquelle nous nagions à grand bruit n'avait pas pour origine, une addiction que nous devions combattre. Nous étions sobres par goût, pas par défi, par envie, par conviction, nous buvions des cafés en humant son parfum qui dansait au-dessus de la tasse, nous nous réchauffions au soleil de nos discussions parfois si appuyées qu'elles débordaient dehors.
Nous vivions en groupe, dans un endroit commun, nous avions fait du Paris-Bar, le socle de nos matinées, la base de nos après-midis quand quelques uns parvenaient à se détacher de leurs tâches alimentaires et bien sûr, nous fermions la boutique en prenant soin d'être les derniers à gober la nuit avec avidité.
Ce n'était pas une lubie d'être là, mais un besoin, un témoignage, une sorte de balise dans le temps et l'espace.
Sans nous le dire, nous avions fait le serment silencieux d'être toujours au même endroit, le plus nombreux possible.
Ainsi, sous les parasols l'été et derrière la baie vitrées l'hiver, nous regardions Vierzon vivre et s'étirer, pleuvoir, neiger, venter, cuire, grelotter.
Les années passaient avec la même régularité métallique et chaque saison ouvrait une brèche dans la suivante.
Le Paris-Bar était un terrain d'expérimentation, nous étions à la même place, mais pas dans le même schéma temporel, puisque bien sûr nous vieillissions, mais au même endroit, de la même place, et avec nous, devant nous, ce qui passait devant nos yeux, changeait, mais à la même place.
Le Paris-Bar devait être éternel, nous ne comptions plus les patrons qui y étaient passés, les clients disparus, les événements mineurs, (très peu de majeurs) qui avaient égayé nos habitudes.
Il était là, comme nous, ou presque comme nous, car certains ne revenaient plus, d'autres ne revenaient pas, encore d'autres ne reviendraient jamais. Sauf moi. Il me semblait être le seul pour être le dernier à devoir respecter le serment qui était le nôtre. Chaque jour, je venais, je restais, je partais, je témoignais, j'étais le représentant de ce que nous avions été.
Jusqu'au jour où, le Paris Bar a fermé. Où la rue a fermé. Où la ville a fermé. Où le temps a fermé, replié comme une fleur au soleil qui se couche. J'ai quand même prononcé la formule magique, on ne sait jamais, nous l'avions gardé en nous en cas de besoin.
"Un dernier pour la route !" Mais la route a fermé aussi. Le Paris-Bar restera éternellement le bistrot de ma vie.
R.B.