Les visages respirent la candeur, une certaine idée de l'insouciance, du plaisir simple, du bonheur d'être là pour y être. Les gosses avec les vieux et les moins vieux, tout le monde sur la même brochette, les cravatés, les non cravatés dans le replis d'un jour de semaine ou d'un dimanche, rien ne permet de le dire mais on peut le supposer.
Le patron est affiché en arrière-plan, comme une publicité, après tout c'est chez lui, il gagne à être sur la photo. Tous ces gens d'avant qui posent se doutent ils qu'au-dessus d'eux, se joue une étrange collision entre le passé et l'avenir ?
Ont-ils conscience qu'en plein cœur de leur époque en noir et blanc, le nom de ce bistrot est furieusement futuriste ?
Pour l'instant, ils ne connaissent que le facteur, celui de Tati fait encore référence, casquette et vélo, indémodable. Ils connaissent le téléphone, (l'écouteur, à l'arrière du combiné, a-t-il déjà été inventé quand ils fixent l'objectif de l'appareil photo ?
Ils connaissent les échanges épistolaires, les longues lettres d'amour, les missives d'amitié, les cartes postales avec le timbre, les messages subliminaux à l'adresse du facteur, derrière l'enveloppe.
Ils connaissent la lenteur, la patience, les transports par bateau, par avion, par camions, par vélo.
Ils connaissent l'usage du papier, de l'encre et des mots, des formules polies, de gentillesse, l'impatience du retour du courrier, la boite à lettre qu'on ouvre, moite et fiévreux, le cœur battant, l'âme accrochée à l'espoir d'une réponse.
Ils connaissent le doux froissement de l'enveloppe qu'on déchire plus qu'on ne décachète parce dedans, il y a quelque chose de vital qui cogne, comme un cœur, le pont qui manque entre deux rives, le ciel bleu sous la pluie battante.
Ils ignorent ce que le nom de leur bistrot préféré présage, dans ce siècle encore lent, dans ce brouillon de modernité, dans ce flot de confort relatif qui subodore un confort supérieur.
Ils ont le temps, ils le savent, ils furètent au comptoir, flânent aux tables, ils ne comptent pas leurs minutes, même si leur époque se promet d'aller plus vite, plus loin, plus haut, ils n'en sont pas encore aux échanges instantanés.
Ils prennent le temps de voir les fleurs s'ouvrir, de passer les saisons, ils savent le jour dans lequel ils marchent, ils savent le bonjour précieux, le s'il te plait irremplaçable, le merci immuable.
Jamais, dans notre époque, un bistrot a eu l'idée (du moins ce n'est pas arrivé jusqu'à nous), de s'appeler ainsi : le café du Mail.
On leur demandait leur adresse, ils donnaient celle de leur domicile. On nous demande notre adresse, on répond @. Savaient-ils que le mail, cette promenade bordée d'arbres, allait être balayé par une autre définition, une définition dont ils n'avaient aucune idée, pas même l'espoir d'en avoir une, d'imaginer ne serait-ce qu'un instant que le café du mail allait prendre une autre tournure dans la cacophonie du siècle qui se remplissait peu à peu.
Ils ont là, à profiter de l'instant, le bistrot donnait sur le mail, en effet, il était bordé d'arbres, une coupe d'oxygène que les hygiénistes avaient imaginé pour détourner le pèlerin de la sainte église bistrotière, parce qu'il y avait un rade toutes les trois maisons, et que dans les cabarets, les estaminets, les cafés, les bars, les caboulots, tous ces endroits de perdition devaient être concurrencés par de saines activités pédestres : le mail était le sain prolongement d'une vie sans bistrots.
J'imagine la tête de nos contemporains face à cette enseigne du passé : le café du mèl ! Non, les reprendrait-on, du mail, mail comme paille, rail, ail. Les mots ont l'exigence de leur siècle.
R.B.