La fabuleuse histoire de Célestin Gérard, créateur du machinisme agricole de Vierzon avec les fabuleux dessins de Franck Lemort.
Célestin, 27 ans, regarda le ciel brun de 1848. Derrière lui, ses Vosges natales l'avaient précipité, par la force du hasard laborieux, dans les bras du Berry. La saison vierzonnaise grattait le fond de ses poches pour savoir si elle devait pleuvoir ou tomber de soleil. La ville, Vierzon, épinglée au beau milieu de la France, découpait ses arguments en certitudes tranchées : d'un côté, une voie d'eau rectiligne, laborieuse sur laquelle nonchalaient des embarcations plates parallèles aux chemins de halage; de l'autre, une voie ferrée au destin affirmé le long de laquelle glissaient de lourds ventres de fer qui caressaient des quais.
Dans ce centre, mal défini aux entournures, une cité au destin très net : ouvrière et industrielle, affirmée et vindicative, nourrissante et nourricière. Le vent du futur frôla le visage de Célestin avec ses puissants arguments et l'instinct géographique l'agrippa par la manche comme pour lui mendier une part de lucidité créatrice, pour lui vendre une image et le persuader de ne plus faire un pas vers ailleurs. Vierzon lui suffira et devra lui suffire.
Etrangement, sur cette terre sans prétention, sur ce carré d'époque en pleine effervescence, il posa sa valise remplie de quelques effets personnels qui serviront à parier sur les lendemains difficiles. Mais armé d'une solide volonté intellectuelle, Célestin prit date secrètement avec lui-même. Et paria sur son futur proche sans une once de doute.
Il huma l'air qui venait des années à venir. Et sentit sous ses pieds une envie singulière, celle de concrétiser ses idées. La voie ferrée murmurait son rythme lancinant, poussé par l'air du progrès, et la gare, déjà en partance pour affirmer sa future condition de carrefour ferroviaire, fit comprendre à Célestin que le meilleur chemin était la ligne droite. Ici, on partait, on arrivait, on s'installait provisoirement ou longuement. Ici, une fois les pieds posés sur le sol, une alchimie évidente faisait de l'homme ou de la femme, un autre quelqu'un. Dans ce bain de preuves irréfutables, combien d'existences ont basculé et forgé, pierre par pierre, la citadelle humaine qu'est devenue Vierzon ?
La valise de Célestin fit corps avec la terre à peine aménagée. Comme une sorte de noces des contraires. Ici, la ville présentait l'avantage d'être mûre sans être blasée, formée sans être définitive, bouillonnante sans être incontrôlable. Célestin fut séduit, peut-être par le charme inconscient de ce qu'elle ne laissait pas voir, peut-être aussi par le rêve éveillé de ce qu'il voyait d'elle : un moyen efficace d'interrompre un processus, celui de la peine dans l'effort que Célestin voulait jeter aux orties avec ses idées encore enfermées dans les profondes granges de son crâne.
Cette ville avait sans doute la destinée tranquille des gens sûrs d'eux. Ce qu'il lisait était purement pratique : de l'eau, du fer, du bois, de quoi recevoir et de quoi envoyer. Une main d'œuvre abondante pour y piocher les talents nécessaires. Il ne restait plus qu'à fabriquer, inventer, créer, assembler, démontrer et vendre. Faire la preuve de. Assoir une réputation. Lui assurer la durée. Sur tous ces points, Célestin sentait qu'il pouvait avoir confiance en son projet même si, pragmatique, il ne lisait dans aucune boule de cristal, pas plus que dans le marc de café ou les entrailles des animaux.
La valise a solidement arrimé cette convergence de preuves sur laquelle Célestin se trouvait debout. Tout commençait à grandir, à grouiller, même si la ville elle-même était déjà depuis longtemps à la hauteur de ses prétentions : usines, cheminées, ouvriers, cabarets, certitudes sociales, comme si le front de cette cité suait lui-même de ces circonstances éprouvées par le hasard. Comme si, entre les arêtes brutes des bâtiments et les lignes douces de la rivière, se fomentait un complot à vertus humaines, pour le bien de celles et ceux qui avaient lié leurs existences à cette promiscuité géographique : une ville près de toutes les autres car plantée en plein milieu.
A un cheveu près, la ville que Célestin avait choisie n'aurait pu être que très banale. Elle aurait pu rater son rendez-vous avec l'histoire si l'histoire ne s'était pas entêtée à lui donner rendez-vous avec elle : un Comte, futur Charles X, eut le nez d'installer des forges, au bout de cette cité guillerette jadis vantée par les voyageurs de tous horizons pour ses forteresses riantes et ses eaux chantantes. Et voilà le travail.
Célestin comprit que sa décision était radicale. Sans le savoir, il enracina une indéfectible vérité sur le sol encore vide de ses propres activités à venir. Comme quoi, le destin d'une ville entière tient à des rationalités finalement très simples : une position géographique, une voie de chemin de fer, un canal, une greffe industrielle. Célestin sentit le relief d'une domination singulière : il traça une croix au sol pour indiquer l'emplacement de sa future usine; dessina dans l'air des traits qui ne rimaient à rien et des boucles indéfinies. Pour prolonger le bras trop court de l'être humain, il fera des machines, des machines fixes, des machines mobiles, des machines à vapeur, des machines sous le ciel vierzonnais. Les machines deviendront Vierzon et Vierzon deviendra LA machine.
Il décida de faire confiance à ceux qui le suivront. Célestin se mit à sourire. Sans le savoir, il avait raison. Sa petite entreprise deviendra, sous de bons auspices industrielles et agricoles, un vaste complexe, baptisé la Société Française de Matériel agricole et industriel. Célestin n'avait pas conscience du siècle prochain car il mourut quinze ans trot tôt pour l'atteindre. Entre temps, il mit Vierzon au centre du monde agricole : en 1861, il créé la première locomobile pour remplacer le manège à chevaux. Cinq ans plus tard, il met au point la première batteuse mobile, celle qui servit de modèle jusque dans les années 1950-1960. Personne n'a jamais retrouvé les valises de Célestin. Juste sept hectares d'un ex-empire qui continue, tant bien que mal, à soulever sa poitrine au centre de cette ville....
Quelques dates :
1848 : le 15 octobre, Célestin Gérard créé un atelier face à la gare de Vierzon. Il va battre à domicile et faire la démonstration de ses machines. Il vient de créer la première entreprise de battage.
1853 : il obtient une médaille de bronze au comice agricole de Vierzon pour une batteuse à manège, des tarares et des coupe-racines.
1854 : il expose à Bourges sa première batteuse portative.
1861 : il construit sa première locomobile pour remplacer le manège à boeufs et à chevaux et pour faire fonctionner ses batteuses.
1878 : Célestin Gérard totalise 225 médailles d'or, 85 d'argent et de nombreux diplômes d’honneur. Lucien Arbel reprend les ateliers de Vierzon et fonde la Société Française de Matériel Agricole (SFMA). Elle devient en 1889 la Société Française de Matériel Agricole et Industriel (SFMAI), puis plus couramment la Société Française de Vierzon ( SFV).
1885 : Célestin Gérard meurt le 18 octobre.
Fin des années 1930 : la SF se met à fabriquer des tracteurs jusqu'au milieu des anénes 1960. Les engins seront communément appeler des Vierzon.
1959 : la Société Française est rachetée par le groupe américain Case. L'entreprise cesse quelques années plus tard la fabrication de matériel agricole, remplacé par des engins de travaux publics.
1995 : la Case ferme ses portes à Vierzon avec ses deux cent cinquante derniers salariés.