Il y a vingt-huit ans maintenant, Vierzon ne s'attendait pas à ce qui allait lui arriver. Nous sommes le 28 mars 1994. Et nous sommes à la vieille d'une journée déterminante.
Un conseil d'administration suivi d'un comité central d'entreprise extraordinaire (CCE) de la Case à Paris doivent avoir lieu le 29 mars. L'ancien directeur de Case-Vierzon, devenu le directeur de Case-Europe sera même dans la ville. Autant dire que l'Usine bruisse.
La presse de l'époque parle de "décisions importantes pour l'avenir de l'usine vierzonnaise." Avec le recul, on sait ce qui s'est passé ce 29 mars 1994 et ce qui s'est aussi passé en décembre 1995, la fermeture de l'usine Case et sept hectares de friches en plein centre-ville. Nous y reviendrons longuement.
Un délégué syndical de Case expliquait que "on ne fait pas de pessimisme excessif". La déclaration prend un autre sens vingt-cinq ans plus tard, mais pour les besoins de l'histoire ce coup-ci. Toutefois, le vent sent mauvais, celui qui souffle sur Vierzon, ce 28 mars, avec au ventre ce qui va se passer le lendemain, tout en ignorant les conséquences, pèse comme une chape de plomb. Personne, ici, ne croit que l'usine peut s'arrêter.

Depuis 1847, la ville de Vierzon vit au rythme de cet énorme chaudron en centre-ville que Célestin Gérard a créé. Un empire du machinisme agricole est né et s'est développé autour de cette usine. En 1958, les Américains rachètent la Société-Française, stoppent la production de tracteurs et fabriquent des engins de travaux publics.
La mutation s'insère dans la ville sans trop de difficultés. Pourvu de toute façon qu'il y ait du travail mais, voilà, le travail, il y en a de moins en moins. Le nombre de salariés se rétrécit. En 1994, il n'y a plus que 270 salariés dans sept hectares d'usine. Loin des deux mille ouvriers qui travaillent dans les sept hectares de l'Usine.
Les syndicats expliquent ne pas être plus informés que cela. Le député de l'époque (Franck Thomas-Richard) avait récemment reçu l'assurance de la direction du groupe que l'unité vierzonnaise n'avait rien à craindre pour 1994. En effet, l'usine a fermé en 1995...
Depuis plusieurs années, depuis plusieurs mois, le doute grossit. La Case a refusé la construction d'une nouvelle usine au Vieux-Domaine. Le groupe américain multiplie les difficultés. Les Bakhoes, montés à Vierzon, rythment la vie quotidienne de la ville depuis que les tracteurs, ont disparu. Impossible d'imaginer leur disparition.
Ce 28 mars, personne encore ou presque ne sait que le lendemain un séisme de magnitude maximum va frapper Vierzon. Qu'à partir de cette nouvelle, la ville va se soulever, la ville va changer son destin, pas forcément dans le bon sens. 270 salariés ne savent pas, ce 28 mars, qu'ils vivent leur dernière véritable journée de salarié de la Case. Car à partir de l'annonce, le lendemain, tout va changer.
Le réflexe : descendre dans la rue. Ca y est. "Case c'est fini". Le titre en gras barre la Une du Berry républicain du 30 mars 1994. La direction de Case vient de concrétiser la pire des crainte des Vierzonnais.
"On vient de nous annoncer la fermeture de Vierzon, la production va être transférée à Crépy-en-Valois... c'est fini". C'est l'attaque du papier du Berry républicain du même jour, la déclaration d'un délégué du personnel, qui, la veille, plonge par procuration, 270 salariés et une ville entière dans la torpeur.
Cela faisait des années que l'on mâchouillait le départ de Case. Entre la cruauté économique de fermer le site et l'utopie politique de croire que Case construirait une usine toute neuve au Vieux-Domaine, il n'y a eu aucun compromis.
Petit à petit, l'illustre entreprise vierzonnaise rétrécissait. La presse, régulièrement, s'enflammait d'un départ forcément programmé. Mais, ici, dans cette ville où les engins de travaux publics avaient succédé au machinisme agricole depuis 1847, personne n'avait envie d'y croire.
En octobre 1990, la C.G.T qui avait alors du nez, expliquait, dans le vide apparemment, que l'avenir de Case était réglée dans un délais de deux à cinq ans. Trois ans et cinq mois plus tard exactement, la prophétie syndicale se réalise. Avions-nous été vraiment surpris ? Abasourdis oui, surpris pas vraiment...
Le réflexe : descendre dans la rue. Sur une photo cinq colonnes, les gars de la Case, les Casistes, les ders des ders, sont allongés sur un passage piéton de l'avenue de la République, face à Croq mode. Bien sûr, dans l'air, toutes les phrases prononcées que la presse rassemble ne s'entrechoquent pas encore, ce 29 mars décisif.
"La fermeture de l'usine de Vierzon est la seule solution envisageable." La seule solution envisageable... explique-t-on du siège de l'entreprise de Case Europe à Neuilly. Vierzon-Neuilly, quel étrange rapprochement en ce printemps vierzonnais.
Le site de Vierzon peut assembler 5.400 chargeuses-pelleteuses par an alors que Case n'en a besoin que de 2.000. La vaste emprise de l'Usine, sept hectares entre gare et canal, n'a jamais cessé de fourmiller de salariés depuis 147 ans et de ces backhoes qui avaient l'habitude de passer d'un site à l'autre en transitant par le centre-ville. Journée noire que ce 29 mars 1994. C'est là où tout commence et où tout finit. Où, en le sachant trop pour certains, et pas assez pour d'autres, le destin de Vierzon bascule.
Celui des 270 salariés de Case surtout, celui de l'économie, de la vie, des familles, des commerces, de ce vaste site bientôt traversé de fantômes, de tergiversations, de fantasmes et d'un manque cruel d'ambition. Vingt-cinq ans plus tard, les courants d'air sont la seule voix que l'on entend entre les poutrelles métalliques avec l'écho d'une boule qui abat des quilles. C'est sans doute pour cette raison qu'on laisse construire un bowling. Ce 29 mars 1994, 270 quilles humaines se font dégommer par une seule boule qui scande que "la réalité industrielle commande."

C'est l'éveil d'une ville dans le malheur, le frottement des évidences et de l'urgence, c'est l'heure des postures, des brassages de vent, des levées de boucliers. C'est l'heure où, dans la tête des deux délégués syndicaux de l'époque qui mèneront la fronde pendant plus d'un an encore, une seule alternative est viable : se prendre en main.
Patrick Tournant, délégué CGT devenu maire de Foëçy et Salvatore Crini, délégué CFDT devenu élu de Vierzon et de la communauté de communes, vont tenter de sortir, la tête haute et les poches des salariés un peu remplies pour assurer un peu l'avenir. "Adios la Case... demain on va s'organiser, on vous promet une action spectaculaire, on n'a plus rien à perdre."

Les métallos n'ont plus que leurs muscles pour renverser la vapeur. Et leur détermination. L'avenir montrera que, malgré une mobilisation effectivement spectaculaire, jamais Vierzon n'a pu réécrire l'histoire à l'aune de la survie de l'entreprise. Aux 17% de chômeurs de l'époque, allait s'ajouter cette longue liste de Casistes, que la presse locale immortalisera dans une double-page historique (voir photo du haut) dernière lignée d'une aristocratie ouvrière qui descendait de Célestin Gérard et de Lucien Arbel avant de finir entre les serres de Tenecco, entreprise américaine en 1958. On connaît la suite.
"Case c'est fini". Mais ça venait de commencer. Un bras de fer, long comme le bras était entamé. Le 14 décembre 1995, le Berry républicain titrait encore la même chose que le 30 mars 1994 : "Case c'est fini". Nous sommes cette fois-ci le jeudi 14 décembre, le dernier jour de l'entreprise, un an et neuf mois après la terrible annonce. Vierzon ne s'est jamais vraiment remis de ce traumatisme, un quart de siècle plus tard. Avec détermination, le mot Case a été gommé, oublié, mis sous le tapis au profit d'un passé plus heureux, celui de la prospère Société française.

Aux salariés, face à leur destin brisé, se superposaient, comme un brouhaha, le brame des politiques de tous poils, des réactions exagérées, des alertes lancées en pure perte, des agitations vaines. Nous reviendrons sur tout cela. Sur ce véritable roman de la Case qui remue encore aujourd'hui des aigreurs recuites.
Case restera sans aucun doute le plus douloureux échec de cette ville, l'échec de n'avoir pas pu conserver l'Usine, l'échec de n'avoir pas su transformer l'Usine, l'échec de ne pas rendre hommage à cette fabuleuse histoire industrielle qui est passé de l'économie au patrimoine. "Plus qu'un symbole" titrait le Berry. "Vierzon c'est Case". C'était Case.
Voici le communiqué de la direction du groupe Tenneco-Case :
"Dans le cadre du plan de restructuration annoncé le 22 mars 1993, Case a présenté aujourd'hui ses orientations stratégiques concernant plusieurs sites de production en France. Plus d'informations sont données aujourd'hui dans le communiqué de Case Europe ci-joint.
En ce qui concerne Vierzon, il est envisagé que l'assemblage des chargeuses-pelleteuses soit transféré à Crépy. Les composants mécano-soudés seraient achetés à l'extérieur ou importés d'autres usines Case. Ce projet constitue la meilleure solution pour la société. Comme vous le savez, Vierzon a une capacité de production excédentaire, elle peut en effet produire 5400 machines par an, alors que la production actuelle ou prévue n'est que d'environ 2000 machines. Si nous voulons que notre entreprise survive, face à des marchés en baisse, à une capacité de production excédentaire et à la politique de prix très agressive de la concurrence, nous devons réduite notre capacité de production et nos coûts fixes. La fermeture de l'usine de Vierzon est la seule solution envisageable.../...
.../... La société reconnaît pleinement les efforts importants fournis par Vierzon et l'ensemble de son personnel, dans un environnement économique difficile, pour améliorer la qualité et obtenir la certification ISO 9000. Cette certification est extrêmement importante pour la société et tous les employés doivent en être félicités. Toutefois, cette certification ne résout pas le véritable problème de capacité de production excédentaire auquel la société doit faire face, et c'est pour cette raison que le transfert de la production à Crépy est envisagé.
Ce transfert s'effectuerait à la fin de l'année 1994.../...
Le 29 mars, jour de l'annonce de la fermeture de Case, un conseil municipal se tenait en mairie. Un conseil ordinaire devenu d'un seul coup extraordinaire. Comme d'habitude, l'opposition dégainait ses saillies anti-majorité. Comme d'habitude, les dossiers à l'ordre du jour allaient être distillés un à un.
Mais l'essentiel de ce conseil municipal du 29 mars au soir a bien sûr été consacré à l'annonce de la fermeture de Case. Dans le public, des Casistes, simples salariés ou délégué syndical. Des visages connus, inconnus, tous empreints de gravité.
Le maire, Jean Rousseau, avait concédé une longue suspension de séance pour débattre, comme une vaste thérapie de groupe après le choc. "Tout le monde s'attendait à la fermeture de Case ou plus précisément, personne ne voulait y croire". C'est ce qu'écrit Patrice Lherpinière du B.R en attaque de son papier. Une phrase qui résumait parfaitement l'état d'esprit : on le savait, on refusait s'y croire.
Le mot est lâché : émotion. Oui, de l'émotion à l'annonce de cette fermeture. Comme un couvercle qu'on scelle sur une boîte en disant adieu à ce qui se trouve à l'intérieur. Deux heures de suspension pour évacuer le poison de l'annonce et susciter l'adrénaline de l'action.
Car il fallait agir. Chacun dans son domaine. Les élus, les salariés, les syndicats, les habitants. "Vierzon veut agir", impossible de se laisser plumer sans lever le petit doigt. Impossible dans cette ville de luttes tous azimuts de laisser le groupe Tenneco-Case piétiner le peu d'orgueil industriel qu'il nous restait.
"Il faut une réponse immédiate, à chaud, pour répondre à cette spontanéité. Il faut démontrer qu'une union de façon majoritaire est en train de se mobiliser." C'est l'ancien maire de Vierzon, Fernand Micouraud, qui exhorte à l'action. L'ex-ouvrier de la Précision Moderne, le Communiste derrière les banderoles, sait de quoi il parle. Il a mené la danse en tant que maire pour tenter d'ancrer la Case à Vierzon via une nouvelle Usine au Vieux-Domaine.
Mais le groupe américain avait autre chose en tête. Jean Rousseau, le maire de Vierzon qui quatre ans plus tôt avait chipé au nez et à la barbe du Parti communiste la ville de Vierzon après la démission de Fernand Micouraud, ne peut que non-accepter la décision du groupe. "Je demanderai que l'on fasse le point des aides dispensées à la Case, des aides envisagées peut-être bien à Crépy, à Saint-Dizier. Peut-être ailleurs."
C'est toujours tendance de tenter de demander des comptes aux usines qui ferment et qui furent perfusées d'argent public. Tendance mais aussi peu efficace. Case déménage de Vierzon pour se concentrer à Crépy. Vierzon, dernière roue du carrosse de la machine industrielle avait des familles à nourrir, un prestige à conserver, une Usine à alimenter. "L'heure est à la gravité et donc à l'action", dit Jean Rousseau.
Aux exigences politiques se superposent les sentiments, oui, comment peut-on aimer une usine, une industrie, comment pouvait-on aimer ce monstre de sept hectares aux murs gris, aux passerelles au-dessus de la rue Maxi-Gorki, comment pouvait-on aimer cette Usine, cette forteresse industrielle ? Un élu communiste évoquer une ville "blessée au coeur", "la destabilisation des familles" et de "l'économie locale".
L'orgueil libérait la parole. La colère remplaçait la stupéfaction. Les syndicats armaient leur syndicalisme, les élus leur politique, les salariés leur frousse de l'avenir. Un autre élu de l'opposition appelait au "rapport de force" comme si Vierzon devait, comme à son habitude qu'elle avait peu à peu perdue, se dresser seule contre l'injustice sociale.
Même le représentant des petites et moyennes entreprises voulait "taper sur la table."Alors Vierzon allait devenir, tour à tour, "ville morte", "ville vivante", "ville active", "Vierzon veut vivre". Les Américains venaient d'allumer la mèche vierzonnaise. Case devenait Vierzon, toute entière.
"L'après Case est impensable" titrait la presse locale. Pourtant, vingt-cinq ans plus tard, nous en sommes à payer une étude pour savoir si installer une auberge de jeunesse dans les locaux de l'ex-case est judicieux... Le 29 mars 1994, dans la salle du conseil municipal, qui aurait pu penser qu'un jour, on pourrait écrire ceci, une auberge de jeunesse à l'endroit où l'on assemblait des Backoes...