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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Quand la batteuse Merlin enchante toujours

Publié par vierzonitude sur 13 Mai 2024, 18:49pm

Quand la batteuse Merlin enchante toujours

Est-ce la batteuse qui s'ébat dans la nature ou la nature qui dénature la batteuse ? Elle bat encore, son grand sourcil de tôle tombé sur son regard de bois. Son histoire est figée dans le grincement des heures. Je pense à celui ou celle, (celui est plus probable...), qui a pris l'irrévocable décision qu'elle ne servira plus jamais. Fut-elle déjà morte de sa rigidité de machine, était-ce une raison pour la jeter aux orties, aux broussailles, à la passation rigoureuse des saisons, à l'enterrement progressif de ses roues de fer dans son cercueil de terre ? Fut-elle obsolète dans son rôle, était-ce une raison pour la renvoyer à l'expéditeur, à son fournisseur universel de planches sur laquelle elle est appuyée, à son dealer de rouille par laquelle elle périt ?

 Fut-elle une transpiration inutile du présent, est-ce un argument valable pour la léguer au ciel ouvert sur les intempéries, à la froide décision des pluies acides et au craquement dilatoire de la chaleur sur ses parois ? 

 J'essaie, en vain, de fixer mon intention sur le dernier humain la plantant comme un animal domestique, attaché aux liens de la transhumance estivale. J'essaie d'approcher, le plus justement possible,  la dernière minute avant la modernité décisive : cet instant précis d'hier précipitant l'objet au fond de l'abandon. Je l'imagine, à la source de ses premiers jours, debout, au fond de l'atelier, cherchant à respirer l'air du dehors, réclamant dans le silence de sa condition, le pendant inexorable de son futur : servir.

 Battre le blé. Faire s'agiter les hommes autour d'elle dans le bourdonnement régulier du labeur, inspirer des poussières de céréales dans le soleil craquant. Irriguer la littérature qui se fout de l'effort, de la sueur et des courbatures pour réveiller la beauté du geste quand il a cessé. Ici gît le travail des hommes. Ici gît la noblesse de la terre, la dureté de ce qu'elle produit, l'infime consistance de ses incertitudes. Elle devait être belle dans sa jeunesse au bout de la courroie qui lui donnait le tournis, dans son jeu complexe sorti de la tête des hommes pour affaiblir les contraintes de leurs muscles face aux duretés du sol.

 Encore un siècle et les lettres à son front seront une devinette pour jeunes archéologues. “Établissements Merlin et compagnie”. Encore un siècle et la terre l'aura bouffé, entièrement, suçant les os de son squelette jusqu'à leur moelle sans défense. Vierzon (Cher), se lira encore en braille. On se demandera où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? On ouvrira les livres. On agitera les dictionnaires. On ponctionnera les mémoires vives. On allumera le passé. On reconstituera le puzzle. Parce qu'une forme de machine, appuyé contre un arbre, aura cette intrigante manière de poser une question : qui est-elle ? D'où vient-elle ? Que faisait-elle?

 Elle ne pourrit pas, elle s'affaisse. Elle se ridiculise, se confond avec ses matières premières. Elle articule sa mémoire avec des mots de lierre, des phrases de ronces envahissantes, des caprices en relief sur sa carcasse de vieille machine. Les feuilles ont attaqué la compréhension de son histoire et demain, la rage de la nature lui montrera ses dents, longues comme les moissons auxquelles elle était destinées. 

 On ne sait pas si elle s'accroche aux branches ou si les branches s'accrochent à elle, parfois, la dépendance de l'une à l'autre n'est pas évidente. Mais on devine, dans ses courbatures, un certain laisser aller, une négligence assoupie qui a fait son nid, qui a pris possession de ses évidences. Et ce désiroire toit de tôle sur lequel la pluie amplifie la pression de ses gouttes, est-ce une attention singulière ou un hasard heureux ? 

 C'est l'heure où la lumière tombe en miette et rectifie les lignes dures du jour criant. Sa silhouette est encore outrageusement attirante, érotiquement dominante, magnifiquement positionnée, entre l'oubli et l'abandon, l'espoir et la possibilité de renaître. Dans un effort, c'est certain, elle peut encore servir.

R.B.

(Photo Yolaine Vallet)
 

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