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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Vierzon, ma ville, cet étrange naufrage

Publié par vierzonitude sur 31 Mai 2023, 12:00pm

Vierzon, ma ville, cet étrange naufrage

C’est une racine. Profondément ancrée. Dans le sous-sol de son absence. Dans le sol de l’espace qu’elle a occupée. La dernière fois que je l’ai vue, le lierre mangeait les trous béants des fenêtres comme les corbeaux de François de Villon. Des orbites noires, dénudées de toute énergie, de celle qui avait tant plu de ses volets ouverts. Un ruisseau d’enfance tombait du premier étage, enveloppait le rez-de-chaussée d’un fluide de couleurs. 
    Cette maison était la lumière nécessaire à la clarté de mon existence. Rien n’a autant vibré en moi que son perron, ses marches de pierre, son manteau de lierre épais que ma mère, un jour, a laissé entrer à l’intérieur. Elle pensait sans doute remplacer le papier peint, par une couche de verdure. Je revois ce petit bout de lierre émerger de l’interstice d’une porte condamnée, au fond de ce qui nous servait de salle à manger. La pièce donnait sur un jardinet emprisonné derrière une grille. Un jardinet disproportionné par rapport à la taille de cette demeure, une virgule au bout d’une longue phrase.
    Le lierre était entré. Ma mère comptait le regarder pousser et le garder, comme une plante verte en dehors de son pot. L’aventure a tourné court, mon père, septique face à cette initiative jardinière, secouait la tête dans un élan de négation. 

    Si la maison n’avait pas été détruite, quelques mois auraient suffi pour qu’elle disparaisse entièrement sous le lierre, pour que cette chrysalide singulière fasse renaître une autre forme de maison. Peut-être l’aurait-elle conservé, elle, et tous mes murmures, mes bruits, mes images, ma musique. C’est impossible que tant de vie à l’intérieur se soit évaporée au fur et à mesure sans qu’il n’en reste rien. Si j’avais pu, si j’avais eu le temps, j’aurai  vendangé les murs, l’escalier en bois et ses dix-huit marches. J’aurais questionné la fenêtre de la cuisine. J’y appuyais mes deux pieds, sur le rebord de la étroite lucarne de la cave afin de hisser mon visage d’enfant à hauteur des joues de ma mère pour l’embrasser une dernière fois avant d’aller à l’école. 
    Le rituel immuable participait à la construction de ma journée. Je ne lui disais jamais « au revoir », ce terme éloignait l’instant où j’allais la retrouver. Je disais toujours « à tout à l’heure », pour comprimer le temps, rétrécir l’espace entre mon départ et mon retour. Je revois l’œil sombre de cette fenêtre, abandonnée à son état de ruine avant que la maison ne soit rasée. Elle n’avait pas pu tout oublier dans son statut de fenêtre déglinguée. 
    Je suis sûr que j’aurais pu trouver des traces de ces « à tout à l’heure », de ces escalades quotidiennes au sommet d’un câlin maternel. Je suis sûr, qu’à force de me hisser ainsi, la maison avait absorbé cette habitude et qu’à la lueur de l’adulte devenu, elle a continué, de son plein gré, à multiplier ces gestes dans l’air comme des instincts invisibles.

C’est une racine. Profondément racine sous ma peau. Jamais une maison n’avait paru aussi vivante à mes yeux, jamais une maison n’avait autant bu de mots, de paroles, de vies entrecroisées, théâtre permanent d’une famille. Elle avait deux bras ouverts sur mon existence et, du bout de la rue, je la voyais encore. Elle dominait le reste des habitations, avec sa haute personnalité coiffée de deux chiens-assis, l’un pour le grenier, l’autre pour une chambre mansardée. 
    Il existait plus haut qu’elle, son alter ego de sève : le marronnier grandissait à ses côtés, moi, je grandissais à l’intérieur.  La maison respirait. Ne me demandez pas de le prouver, croyez-moi sur parole. Il y a des impossibilités que l’on doit escamoter. La réalité n’est pas toujours entière, et compréhensible. 
    Les marches en pierre embrassaient la lourde porte. Elle s’ouvrait sur une entrée, toujours glaciale l’hiver. Elle desservait l’escalier qui menait à l’étage. A gauche, des toilettes avaient été aménagées dans un ancien placard. Face à la porte d’entrée, une autre porte menait à la cuisine. A gauche, il y avait la fenêtre où je m’agrippais chaque jour. En face, le salon, dans sa continuité, la vaste salle à manger. Puis le mur du fond, la porte condamnée, le jardinet.

     En haut de l’escalier en bois que ma mère cirait à outrance, la salle de bains avait empiété sur l’une des trois chambres alignées. Car jusqu’à ce que la propriétaire nous installe « le confort », les toilettes étaient dehors, la baignoire une bassine verte dans laquelle je trempais, dans la cuisine. 
    Un couloir, long de six mètres menait à deux autres chambres, la mienne, entre celle de mon grand frère et celle de mes parents de mes parents. Dix-huit autres marches grimpaient au grenier que je traversais pour aller dans la chambre mansardée. De là, je dominais même la ville. 
    Partir de cette maison, c’était arracher les murs de ma vie. Crever les plafonds. Déclouer les parquets. Nous étions, pour elle, le liquide qui traversait ses veines. Personne d’autre n’a pris notre place après nous. La maison est morte de notre départ, de nos absences, de notre abandon. Nous l’avons vidé comme on se saigne. Je ne sais pas qui a fermé la porte, pour la dernière fois. Je ne sais pas si l’idée même de pleurer a eu la force de nous saisir. Pour ma part, j’étais déjà parti. L’oiseau, comme le disait ma mère, avait quitté son nid. Mes parents ont dû quitter, contraints et forcés, la seule maison qu’ils avaient connu pour eux. Une location, peu onéreuse, c’est vrai, mais à quel prix : des poêles à fuel que mon père remplissait à la jerrican. La cave courait sous toute la surface de la maison. Sa terre battue était imprégnée de l’odeur âcre du fuel. Plus tard, le bois et le charbon brûlaient dans deux énormes Mirus, installés l’un en bas, l’autre en haut. Le bois que mon père coupait et rentrait. Les matins frisquets qu’il fallait secouer dans la chaleur revenue de la braise de la nuit. Comment toutes ces oscillations qui ont imbibé les murs ont-elles pu disparaître dans l’interruption du mouvement ? Si la maison existait encore, je capterais les vibrations.

Souvent, je jette mes filets dans cette eau invisible pour en ramener je ne sais quoi de singulier et de fort, de palpable et d’improbable. Nous n’avons pas tous la même chance, devant la mémoire. Mais il existe une volonté de la reconstituer, de creuser des galeries, entamer des chemins de traverse, revenir au point de départ, comme lorsque mes pieds, sur le rebord de la lucarne de la cave, me hissaient, en mode enfant, à la hauteur des joues de ma mère. Aucun écran de cinéma n’est assez sensible pour projeter ce souvenir-là, sur sa surface. Pourtant, l’image a traversé les décennies, elle n’a pas quitté son nid. Elle a dormi et se réveille. Comme si, le « à tout à l’heure » avait rempli son office en rétractant l’instant d’avant de l’instant présent où j’aimerais tant le lui redire.
    La maison est une racine si robuste qu’aucun engin de démolition n’en est venu à bout. Moi-même, je n’en n’arrive pas à bout. De ses étages, de ses murs, ses escaliers, son entrée froide. La décrire ne l’épuise pas. Au contraire, ce phénomène la renforce. Et je sais que j’aurais d’autres rendez-vous avec elle, d’autres tête-à-tête car ce que les murs ne peuvent plus me dire, ce que les fenêtres ne peuvent plus me murmurer, mon envie de la rebâtir la rend excessivement bavarde. Ce n’est d’ailleurs  pas moi qui parle d’elle mais bien elle qui parle de moi.

    J’ai tout cédé à cette maison. Mes premiers cris, mes premiers sourires, mes premiers pas, mes premiers souvenirs, mes premiers derniers. J’aurais pu, à l’intérieur, tout reconstituer. Elle m’aurait aidé. Du fond de sa ruine, j’avais essayé de la racheter mais il était trop tard. Un promoteur avait déjà échauffaudé un projet de résidence et pour elle, il fallait faire de la place. Tout raser. L’enceinte de la cour, la maison. Arracher l’immense marronnier. Ce noble marronnier avait coiffé de ses lourdes branches tous les rêves possibles qui montaient vers lui. Un acte singulier avait scellé notre amitié, et j’ai évidemment plus grandi qu’il ne l’a fait, mais toujours dans son ombre.


    J’avais un marronnier dans mes pupilles de gosses, les branches retenaient le jour du bout des bras. Et s’il fuyait par les trous d’un hiver précoce, l’arbre rallumait le soleil en contrebas. J’avais un marronnier sous mes paupières de mioches, un grand ami sincère, silencieux, que pour moi. Quand il neigeait des feuilles comme des flocons sous cloches, elles cachaient ma vie sous un épais substrat.  J’avais un marronnier dans mes rêves d’enfant. Il marchait, je l’ai vu, je vous jure je l’ai vu courir après la pluie que dispersait le vent, sur les trottoirs boueux qui desservaient ma rue. 

J’avais un marronnier dans mes mains de morveux. Je brisais mes colères sur son ombre d’écorce. Quand je pleurais trop, je sentais dans mes cheveux, ses doigts longs et noueux comme un troupeau de brosses. J’avais un marronnier dans mon âme de gamin sous lequel les saisons n’avaient plus aucun âge. C’est lui qui retenait la douceur des matins qu’il me restituait dans le chant de ses ramages. J’avais un marronnier aux racines profondes. Je les sens, chaque fois, qu’un arbre m’interpelle pour me demander si, dans la folie du monde, je me souviens de lui comme d’une sentinelle. J’avais un marronnier, je le voyais de loin, il dominait les toits des maisons du quartier. Et quand je suis parti, il m’a tenu la main, je suis fait de ce bois dont mon arbre m’a fait.

 

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F
ça m'a fait mal, quand l'énorme machine a cassé une première branche de ton marronnier. Elle est restée pendante plusieurs jours. Je me suis dit qu'il fallait récupérer quelques marrons avant qu'il ne soit trop tard. La machine a fini de soustraire à la vie se marronnier magnifique qui n'a même pas eu droit a un bucheronnage, il a fini à coup de pelle mécanique versé dans une benne. J'ai gardé les marrons, mais quelques uns ont été jeté en parcourant les bords du cher vers l'Abricot.<br /> Pierre.
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