C'est désormais en nous, comme un poison qui serpente, au-delà de nos veines, et de nos artères. C'est ancré, jusque dans nos ADN de citoyens de 2016, c'est enfoncé comme des pointes, dans les moindres cloisons de nos pensées, depuis Charlie-Hebdo, le Bataclan, les terrasses des cafés parisiens, Nice. C'est insidieux, invisible, envahissant, c'est comme une enveloppe, comme l'atmosphère qui, d'un coup, vidé de son oxygène, sèmerait la mort à l'aveugle pour le seul bénéfice du doute.
Car c'est le doute qui voyage en nous, qui grossit, qui court avec la peur de chaque instant. C'est figé sous nos peaux, ça pique comme des pluies d'aiguilles. On a beau tenter de le repousser, de se dire, non pas ici, pas maintenant, on a beau éviter de regarder autour de soi, de voir dans une foule compacte comme celle du 14 juillet, à Vierzon, à Vierzon !!, une cible potentielle, on a beau couler son appréhension au pilori, se dire que dans ce beau pays de liberté, rien ne peut nous atteindre si l'on a peur, n'empêche, le poison gagne du terrain. La méfiance se ramifie, l'incertitude s'enracine.
Et malgré nos défenses naturelles, notre pouvoir à vaincre ces attaques invisibles dans nos têtes, rien ne nous présage de la dureté du visible, d'un camion qui fonce dans la foule. Rien ne nous met à l'abri des preuves matérielles que des êtres humains, au nom de ce que l'on ne comprend plus, exécute, consciemment, d'autres êtres humains parce qu'ils sont humains, justement. Et que, désormais, malgré cette aptitude à ne pas se laisser envahir par le creux, le vide et l'obscur, il nous est impossible de ne pas voir la vie, autour de nous, avec ce regard empreint de doute, de questionnement, à savoir et si c'était nous, ici, même ici.
Se sont-ils posés cette même question, les citoyens de la promenade des Anglais, ont-ils eu, eux aussi,jeudi soir, un infime frisson de doute, en regardant autour d'eux ? Se sont-ils demandés, et si, là, maintenant, c'était nous ? C'est difficile, ici, là, maintenant, de se dire que, désormais, il faut avoir cette pensée en tête, ce n'est pas de la prudence, non, de la lucidité peut-être. Mais que cela ne doit pas nous empêcher de vivre, car c'est ce que ce poison veut de nous, nous terrer, nous modifier, nous modeler, nous atteindre, nous changer. Et qu'en plus, pour certains, d'être broyés dans leur chair, dans leurs âmes, dans leur existence, dans leur amour, nous ne devons pas, même si c'est plus facile à dire qu'à faire, se laisser miner, grignoter par le doute.
Mais il est déjà là, comme une sentinelle, il a poussé un peu plus sa lourde tête vers la lumière, un peu plus à chaque détonation, à chaque vague, à chaque horreur, à chaque date sur le calendrier trop rempli des commémorations. Ce doute est en nous pour longtemps et il brille, comme une mauvaise lumière, il brille dans ces nuits où nous ne devrions voir que le scintillement des étoiles.
Or, nous avons quelque part perdu, même si rien n'est totalement perdu, mais nous avons perdu, car ce doute fait partie de nous. Il est là, éveillé, vivave. Et rien qu'en tournant la tête pour voir qui nous entoure, rien qu'en se crispant un peu plus dans une foule, rien qu'en laissant une miette d'incertitude s'immiscer dans les bons moments, nous avons perdu. Perdu pour longtemps. Perdu moins que celles et ceux qui ont perdu la vie et qui comme nous, refusaient de laisser entrer cette lumière froide, plus en avant dans leur être, là, dans leur coeur et leur tête. Mais, jeudi soir, dans la foule du 14 juillet, même à Vierzon, dans cette foule-là, sous les fusées multicolores, sur les visages éclairés, dans les applaudissements, dans ceux qui marchaient, dans ceux qui étaient statues, voilà que l'on a pensé, un bref instant, un milliardième de seconde, et si c'était nous, ici, maintenant ? Comme ce fut Nous, matériellement Nous en tant que communauté humaine, là-bas, à Nice ?