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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


Coup de gueule : foutez la paix aux prolos, vous ne méritez pas leur mémoire !

Publié par vierzonitude sur 29 Mai 2022, 08:05am

Coup de gueule : foutez la paix aux prolos, vous ne méritez pas leur mémoire !

Nous y voilà ! A travers tout ce que nous avions lu, sur le festival de Demain, on sentait pointer la vraie raison d'un tel festival à Vierzon. Mag'Centre nous le révèle. "Un festival du film à l’objet ciblé comment ne pas le faire à Vierzon, ville où être qualifié de prolo n’est pas un gros mot mais une référence et une qualité ?"

En quoi faut-il être une ville de prolo, si ce n'est pour flatter la gauche radicale qui tient la ville comme un cavalier, son cheval, pour traiter des "grands enjeux de société, de l’intégration aux discriminations sociales, ethniques, sexuelles en passant par le changement climatique ?"

Le rédacteur de ce post est un fils de prolo, en matière de référence, il y a mieux qu'un bleu de travail, du cambouis, la Mobylette en hiver, sous la pluie, dans le froid. Une référence ? Mon père se serait passé de ces trajets maison-usine-usine-maison par tous les temps, à gagner une misère, à exécuter un travail abrutissant.

Une qualité ? Ses qualités d'homme oui, de courage, d'abnégation, de résignation peut-être aussi mais pourquoi, Vierzon, ville ouvrière, devrait rester le creuset du "prolo". Ce n'est certes pas un gros mot, mais si j'avais eu le pouvoir de changer la condition de mon père, je l'aurais fait pour l'arracher à son statut de prolo et à tout ce que cela induit de misère, de dos courbé, de bras de chemise relevé sur des bras maigres.

Je ne vois pas la raison pour laquelle, d'un festival de cinéma, on en fait, une fois de plus, un tremplin politique pour flatter les envies de se faire élire. Dans une ville de prolo, on peut souhaiter le SMIC à 1.500 voire 2.000 euros quand on en gagne le double en tant que maire ! Vierzon ville de Brel, ville de tracteurs, ville de la ligne de démarcation, ville du centre de la France, mais ville de prolo... La gauche vierzonnais a depuis très longtemps tourné le dos aux prolos. Ils ont d'autres chats pour qui voter.

Et le rédacteur de l'article de Mag'Centre de poursuivre : "Ville où la désindustrialisation a fait des ravages. Ville où l’on relève la tête souvent, toujours… ici, les couturières de Julietta et des ateliers de confection auraient mérité un film. Les licenciés de Case, leurs engins défilant dans les rues de la ville, ça valait aussi des bouts de pellicules."

Ah, la Case parlons en, justement et des ouvriers aussi. Qu'ont fait du site de la Case nos élus de gauche ? Même pas capables d'y construire un musée digne de ce nom. "Quant aux gueules des ouvriers de la porcelaine, celles des cheminots du dépôt, tous ceux-là auraient si bien capté la lumière. Le festival vierzonnais arrive un peu tard pour ces gens-là." Comme si, seule Vierzon, avait vu des générations d'ouvriers et de prolos. 

Cette mémoire, si vive à Vierzon, qu'est-elle devenue si ce n'est un prétexte à valoriser des entreprises qui, aujourd'hui, nourrissent le capitalisme, ce même capitalisme qui a mis à terre les derniers ouvriers de la Case, ces entreprises qui misent sur la spéculation que dénoncent ces mêmes élus de gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer pour être dans le sens du vent.

Rien de leurs actions ne pourra arriver à la cheville des "prolos" dont mon père faisait partie. Qui a occupé son usine (la LBM) pendant six mois. Qui a lâché sa prime de licenciement dans l'actionnariat de cette société.  Qui a vu un responsable de la CGT devenir le "patron" de la boite. Qui a dû se fâcher pur récupérer ses billes, comme on le lui avait promis. Qui est parti avec une retraite de misère. Seul. Le corps rincé. 

Et même si mon père aurait très bien pris la lumière, même si un film devrait lui être consacré, il n'y aura jamais aucun lien entre lui et un festival de cinéma qui tombe à point nommé pour un candidat qui veut représenter toute la gauche, debout sur un fil à jouer les équilibristes pour une place de député. Qui sera très loin du salaire d'un prolo. Oui, mon père est une référence, et il a toutes les qualités. mais certainement pas celles de quelques plumes au service de politicaillons qui confondent le bleu de chauffe avec le costume. Laissez cette mémoire tranquille. Elle ne vous mérite pas.

Coup de gueule : foutez la paix aux prolos, vous ne méritez pas leur mémoire !

L’ouvriérisme engagé de mon grand-père et l’usine quotidienne de mon père ont ainsi bordé mon enfance. Leurs vertus partagées ont inconsciemment forgé, au fond de moi, de solides convictions. Mes jeunes années ont baigné dans cette générosité simple, toujours à l’abri d’une réalité qui me faisait pourtant vivre d’elle et à travers elle.

Aussi extravagant que cela puisse paraître, je n’ai seulement découvert le poste de travail de mon père (une perceuse à colonne éclairée par une lampe verte) que le jour de son départ à la retraite ! Son usine étant un angle fermé qu’il n’ouvrait que pour le travail et pour le salaire qui allait avec. De rares fêtes entre salariés. De plus rares amis encore comme si la surface de l’Usine ne dispensait que des relations essentiellement professionnelles. Les jours de congés hebdomadaires, les jours fériés et les jours de vacances annuelles ne devaient pas prendre sur le travail. Il y avait les jours de travail et les autres jours. Je pensais, enfant, qu’il y allait par plaisir sinon comment m’expliquer qu’il puisse alors y aller si souvent…

Quel était, chez lui, la part de plaisir et de contrainte ? Y avait-il même un peu de plaisir possible dans la répétition de ses gestes quotidiens. Des matins d’hiver sur sa Mobylette de l’aller. Des soirs crachés par le froid sur sa Mobylette du retour. De cette lassitude greffée à la poignée de gaz. Et surtout, ses silences bâtis comme des abris anti-atomiques pour que les retombées de sa légitime fatigue ne m’atteignent jamais. Est-ce que ceux de la Française ressentaient ces mêmes sentiments ou leur appartenance à cette grande Usine leur évitait-elle tous ces désagréments conventionnels ? J’en doute…

Dans les années 1980, mon frère ainé a intégré la génération des Casistes, ces salariés qui n’ont connu, pour leur compte, que l’entreprise Case. Avec lui, pour guide particulier, j’ai pu arpenter l’immense ventre vide des bâtiments, après le départ des hommes et des machines. J’ai traversé les passerelles métalliques désertes pour enjamber les routes et relier un atelier silencieux à un autre tout aussi vide où je devais imaginer l’emplacement de chacun. C’était un immense puzzle aux dimensions impressionnantes qui, de décennies en décennies, de strates en strates, de changements profonds en révolutions douces, avaient entassé, là, à la place du silence et du vide, des exigences économiques pourtant faites d’hommes, de femmes ,de chair et de sang.

L’histoire de Case a résonné dans ma vie. Le combat des Casistes n’a pas été vain, même si l’Usine a fermé. J’ai repensé très fort, alors, au combat livré par mon père et tous les salariés de la LBM pour la survie de leur outil de travail. Je dois avouer que je n’en ai aucun souvenir, car mes parents avaient pris soin de me mettre à l’écart de ce qui a dû être une période extrêmement compliquée pour eux. Mais jamais, je n’ai ressenti une quelconque anxiété, durant cette période. Face aux Casistes retranchés dans leurs locaux, face à la fermeture des locaux, face au vide sidéral de ces lieux étonnants et que la mémoire vierzonnaise refuse de remettre au milieu de l’échiquier de cette ville, j’ai senti qu’ici, plus qu’ailleurs, il y avait des combats plus ici qu’ailleurs. 

Si je suis né à Vierzon, en 1968, si cette ville est à mes pieds ce que le ciel peut être à ma tête, je sais que je suis le fruit d’une logique particulière qui a dressé des ponts entre Dieppe et Vierzon, puis plus tard, entre une fermette au bord d’un rio vierzonnais où se trouvait ma mère et mon père qui l’a rencontré là-bas, pour ne plus jamais qu’ils ne se quittent, si ce n’est dans la mort certaine de l’un et de l’autre. Je sais ce que je dois à ces interactions, à cette histoire, à ces transhumances. Petite graine portée par le vent d’une vie sans pitié et par la brise de l’exigence du travail. Je sais ce que je dois aux lieux, à la mémoire, c’est pour cette raison qu’elle me tient certainement plus à cœur que n’importe quel autre. Car la valeur de ce qu’ils représentent me constituent l’architecture de ce que je suis. C’est pourquoi, ce combat est le mien contre l’indifférence des autres.

Coup de gueule : foutez la paix aux prolos, vous ne méritez pas leur mémoire !

Mon père n’a jamais passé son permis de conduire. Il n’y a jamais eu de voiture à la maison. Il a fallu que mon frère passe le sien tardivement et s’achète sa première voiture, une 304 Peugeot, pour que nous puissions partir, ensemble, pour la première fois en vacances, (je devais avoir 15- 16 ans), à Dieppe, dans la famille de mon père. Pas de voiture, donc tout à pied. D’autant que ma mère avait une aversion pour le bus, alors, je n’ai jamais autant marché que lorsque j’étais môme. 

Quand il s’agissait de rendre visite à la famille, c’était simple : mon autre oncle de Cléry-Saint-André, à côté d’Orléans, venait nous chercher et nous ramenait ! Pour le reste, à Vierzon, ma mère et moi faisions tout à pied, les courses, la visite au cimetière (épisode précédent), la visite à mon oncle chef boucher de Monoprix, là-haut sur les hauteurs de la ville, tout au bout de la Côte de la Noue, vers la petite rue du Camp. A deux doigts de l’ancien bistrot l’Ane qui renifle…

De la rue du Champ-Anet à la maison de mon oncle, il y avait ce que ma mère appelait « une sacrée trotte ». Mais, nous le faisons doucement et sûrement. La côte de la Noue ne m’avait jamais semblé si rude, et interminable pour des petites jambes comme les miennes. Mais arrivé à son sommet, il fallait encore marcher longtemps, route de Méreau, pour tourner à gauche (juste en face d’une ancienne épicerie dont il reste encore des vestiges) pour arriver chez mon oncle, dans une maison qui ressemblait aux maisons voisines. Si mon père grimpait sur sa Mobylette pour aller à son Usine et à son jardin, ma mère et moi marchions, marchions, marchions… A tel point que bien plus tard, moi-même détenteur de mon permis de conduire, il m’est arrivé d’oublier la voiture en ville : je partais avec la voiture, et je rentrais à pied… C’est dire l’habitude qu’avait pris mon cerveau et mes jambes pour se déplacer.

Nous allions aussi déjeuner ou dîner chez ma sœur qui habitait la tour de Bellevue. Je me souviens, le soir, nous rentrions à pied comme nous étions venus, de la route de Neuvy à la rue du Champ-Anet, ma mère prenant le bras de mon père et moi traînant derrière, dans la nuit à me faire peur. L’arrivée d’une voiture dans la maison n’a pas fait qu’arranger les choses de ma mère qui stressait comme personne. Et les voyages, rares, jusqu’en Normandie, étaient de longs moments de doute sur l’itinéraire, sur la route à prendre, tourner à gauche ou à droite, sans GPS intégré mais une carte routière étalée sur le capot chaud de la voiture. Après sa 304 Peugeot, mon frère a ensuite conduit une trois chevaux puis une Renault 15… Ma première voiture ! 
Je n’ai jamais posé la question à mon père de savoir pourquoi il n’avait jamais passé son permis de conduire. Il répondait que de toute façon, après son opération des yeux, il n’aurait plus pu conduire. Il avait fait le choix de toute façon de ne jamais conduire, on ne sortait jamais vraiment. Mais l’auraient-ils pu de toute façon ? La Mobylette, je dois le dire, a amplement suffi à mon bonheur...

Coup de gueule : foutez la paix aux prolos, vous ne méritez pas leur mémoire !

Il y a des portes que l'on scelle plus facilement que d'autres. Parce que plus tard, dans une heure, un jour, un mois, peut-être, il suffira de pivoter la clef et la poignée et l'intérieur sera retourné, inondé d'extérieur et d'air frais, de lumière et de banalité. La banalité ne porte pas atteinte à la vie, comme on l'entend trop souvent dire, à tort. La banalité est justement la vie, linéaire peut-être, à petit débit, une vie rétrécie, plate, propice à attirer la poussière et l'obscurité comme dans une cave mais en aucun cas, la banalité ne ressemble à la mort. D'ailleurs, rien de ce qui est vivant ne peut ressembler à la mort. Tant qu'il existe encore cette possibilité mécanique de forcer les issues, la mort ne partage pas notre vie. Elle la menace, chaque jour, chaque instant, mais jamais elle ne se substitue à un autre statut que le sien. Jamais son poids ne fait peiner le souffle admirable qu'est la vie, même diminué si intensément qu'on espère tout autre chose que la mort brute. 

Un après-midi, le mois importe peu, j'ai fermé moi-même la porte sur le dernier endroit de mon père. C'était une porte banale, à gauche, dans un couloir puant les relents de corps qui vieillissent avec dommages, lardés comme des gigots dans un tricot d'odeurs prisonnières des murs, du sol, de l'air, des odeurs génétiquement mêlés à l'ADN des lieux, sans aucune charité pour les narines qu'elles traversent. C'était la porte d'une maison de retraite, la dernière adresse d'un homme libre qui ne l'était plus, reclus dans la prison de son corps qui ne le portait plus. La liberté n'est pas soluble dans la dépendance. Et la liberté suprême serait de mourir sur l'instant pour éviter de mourir dans la durée. Cet endroit, répugnant, est le dernier lieu où l'impuissance humaine éclate au grand jour, un lieu de résignation, de patience morbide, de désespoir profond, ce n'est pas un lieu mais une impasse, un cul-de-sac abominable. Tout a beau être conçu pour l'égaiement, rien n'y ressemble. Au contraire, plus les efforts sont redoutables à peindre des murs qui pleurent déjà de tristesse, plus les murs suintent des chagrins à venir. Le mien doit tout pourrir de cette humidité saline que portent en elles les larmes qu'on ravale par fierté.

La porte s'est collée à son hermétisme fatal. J'ai tourné la clef. J'ai retiré le prénom et le nom de cet homme devenu inexistant que résumait une étiquette sur une porte. J'ai fermé cette porte avec le dégoût de moi-même, en colère de ne rien emporter d'autres que le sous-bassement matériel de toute une vie : un rasoir, des vêtements, une table, un fauteuil, un réveil. Tout aurait pu tenir dans une paire de sacoches qui n'habillait, jamais par coquetterie, sa Mobylette légendaire. Des lambeaux de vie. Des haillons d'existence. De toute façon, cette chambre lumineuse, ce placard aux portes qui coulissaient mal, cette salle de bains aseptisée, cette kitchinette inutile, cette chambre sans âme et démunie d'amour ne reflétaient rien d'autres que l'impuissance désuette à ne pas pouvoir lutter contre le délitement des autres face à soi.

Le sentiment profond d'un égoïsme injuste râpait ses ongles durcis sur mes avant-bras. Foutu décor. Cet homme-là a respiré dans cette chambre, il a réussi l'exploit d'y sourire un peu, de tenter d'y vivre les restes chiches d'une autonomie rétrécie, cet homme-là, entêté à donner tort aux pronostics, à montrer coûte que coûte son enracinement à la vie, finit par lâcher prise, cramponné à la barrière en inox d'un lit médicalisé. Dans une solitude abrutie de morphine. Ce n'est pas ainsi que devait mourir mon père. Entrelacé dans ses douleurs de vieux, séché par l'âge qui pompe les fluides, fatigué de ne pas savoir pourquoi il résistait encore, et surtout seul, seul à en perdre l'esprit, à vouloir marcher sans que ses jambes ne le portent. A vouloir essayer d'être l'infime souvenir de ce qu'il fût.

L'assurance d'un confort relatif d'une fin de vie, les regards professionnels qui ont l'habitude d'oeuvrer,  le silence feutré d'une chambre qui n'est pas d'hôpital et le décor désuet d'une existence qui ne tient plus qu'à un fil, ne rassurent jamais les proches de l'échéance à venir. La logique a beau l'emporter, les mots les plus absurdes ont beau être prononcer, la philosophie lourdingue qu'on use pour amortir le choc a beau couler des bouches comme l'eau tiède d'un robinet, rien ne supplante le malaise de la mort à venir. Avant, on ne fait qu'y penser sporadiquement.

Pendant, on pousse fort avec les mains et les pieds pour l'empêcher de venir. Mais, debout dans sa tête, on se dit, ça y est. C'est l'instant. D'autant plus facile à dire que cette parenthèse nous est physiquement étrangère car il s'agit de la mort d'un autre. Et fatalement, parce que les humains que nous sommes, avec nos lâchetés fiévreuses, nos peurs imbéciles et notre éducation à moitié faite, souhaitons que tout aille vite pour soulager notre conscience à ne pas savoir quoi faire pendant l'inéluctable. Je n'ai pas eu le courage de tendre une main, de toucher mon père moribond, de faire un minimum de chemin pour l'emmener dans sa dernière traversée. Car la mort m'est invivable. Insoutenable. Je n'ai pas pu la traverser avec lui.

On délègue aux autres le pouvoir de faire ce que j'aurai du accomplir, me tenir tout près, murmurer des mots apaisants, parler, non pas accrocher une conscience à la terre mais parler comme il pleut quand on est à l'abri. Parler comme cette pluie qui inonde le dehors et accentue le bien-être que l'on a d'être dedans. J'aurai du me tenir là, à côté de cette homme mourant dont la peau collait à ses os saillants comme s'ils voulaient sortir et courir en squelette libre.

J'aurais dû ne pas m'en tenir à ce manque de courage frappant qui n'excuse pas la peur mais l'explique quand même un peu. Il y a du dégoût face à la mort qui approche, à cette mort qui, petit à petit, ensevelit la respiration, recouvre les gestes anodins, torture le corps, retient les souffles haut perchés avant de les lâcher brusquement. La chambre a entendu tout ce que j'ai refusé d'entendre et vu ce que j'ai refusé de voir. Consciemment. 

J'aurais su, j'aurais brisé les barrières, garé une Mobylette en bas de la maison de retraite, moteur allumé. Je serai entré comme un courant frais, comme la bousculade de l'air par le cercle d'un lasso, et je serai venu te chercher. Je t'aurais pris sur mon dos, calé derrière la Mobylette, les pieds dans les sacoches, profondes comme le sont les trop longs couloirs où je glisse. Et nous serions partis dans le matin claquant d'un départ précipité, tes cheveux blancs au vent et tes os rétrécis collés à la vitesse.

Quel tandem nous aurions fait, dans les rues abrasives, le long des trottoirs coulants comme des fleuves de bitume. J'aurai étranglé la poignée de gaz, tu te serais tassé dans les sacoches, petit homme accroché aux derniers reliefs du monde. Tu aurais souri, forcément, de ton petit sourire narquois qui acidifie la vie. Tu n'aurai rien pesé dans l'existence du dehors, assis sur l'air et calé au vent.

Je serais passé par cet ancien chez nous, là où nos habitudes antérieures courent encore mais sans nous. Nous aurions bifurqué par ton ancien jardin qui ne ressemble plus à rien. Nous aurions, toi et moi, recousu nos souvenirs, ceux que nous avons vécu chacun de notre côté avant de s'apercevoir que nous avions les mêmes. Puis nous aurions tricoté nos pas le long de ton Usine où l'on peut encore ramasser, ta ponctualité ouvrière et les poussières d'effort d'une vie amidonnée.

On se serait arrêté quelques instants près du canal, histoire de voir s'enfoncer cette flèche d'eau dans le gras de l'horizon. On serait reparti, et toi plus fatigué que la fatigue elle-même, tu te serais coulé au fond des deux sacoches, comme deux valises précieuses au contenu humain. J'aurai tourné dans la ville, jusqu'à ne plus avoir d'essence, jusqu'à avoir épuisé le précieux combustible d'une vie de Mobylette. Et, à pied, à la tombée de la nuit, les rares passants curieux de voir un homme marcher des sacoches à la main ne se seraient jamais douté que là je t'accompagnais vraiment vers ta dernière adresse. Plutôt qu'une urne froide, j'aurai du t'ensacher dans une paire de sacoches. Ce n'est pas très usuel, mais peu importe les coutumes car c'est nous qui décidons. Les richesses sont aléatoires. Je crois qu'une vie entière tient dans une paire de sacoches. Je crois depuis toujours  qu'on peut sillonner le monde sur une Mobylette. Que cette Mobylette résume l'essentiel des transports humains. Et qu'un jour, tout le reste peut être anéanti car il ne reste qu'une Mobylette. Et deux sacoches. Pour toute richesse d'esprit.

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C
Magnifique ce texte. Les apparatchiks du parti bolchevik local ne pourront pas le comprendre, eux qui n’ ont vécu qu’ avec les ressources des emplois privilégiés accordés aux encartés du parti et membres de leur famille.<br /> Ça rappelle un peu la chanson écrite par Jean Ferrat et chantée par Daniel Guichard « Mon vieux ».
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A
Résumer Vierzon à Prolo, résumer la ville à son état de ravagée de l'industrialisation, c'est vraiment vouloir l'empeser et l'engluer définitivement dans une image pitoyable, désastreuse, puante, dégradante, c'est insister sur le côté ville perdue emplie de gens relégués et sans élégance. C'est du grand n'importe quoi. C'est honteux. Ce n'est vraiment pas imaginer une plus grande ambition, une plus grande beauté pour cette ville.
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L
Respect. En vous lisant avec, je dois le dire, une certaine gêne, cette gêne qui empêche de prendre la parole après un tel témoignage, je me disais, pour avoir été scolarisé en même temps que LE candidat de toutes les gauches réunies, que celui-ci n'a rien connu de ce que vous nous témoignez. C'est vous qui devriez être à sa place. Respect encore.
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