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Vierzonitude

Le blog que personne ne lit... mais dont tout le monde parle


L'Usine gronde et de toute leur vie, ils n'en verront jamais le bout

Publié par vierzonitude sur 25 Juillet 2023, 05:10am

Le bonheur est une simple formalité. Dans son courrier du matin, il a reçu son ticket. Enfin. Cet après-midi, quand l'Usine aura sonné, il attendra son tour, devant le guichet des jours heureux, sur le quai 12 de l'immense bâtiment 104, dans la ville 7.

    Il choisira sans doute, le corps vanille d'une fille brune, élastique comme les anciens soleils de l'aube qui s'écartaient dans l'horizon pour occuper tout l'espace des verrières d'où la lumière tombait comme une pluie perpétuelle. Elle sera parfumée des derniers lueurs du loin de, celui de derrière la colline face à la centrale 712 qui fournit une pâle lumière au ciel vitreux du toit transparent.

    Il la regardera trop, jusqu'à vouloir baiser son âme de ses yeux gourmands. Il la respirera comme un don d'oxygène et laissera le hasard guider ses mains de plomb sur sa peau bavarde. Il a déjà ses plans d'amour dans la tête. L'Amour, c'est ce qu'il commandera avant toute chose avant de s'assoir pour réfléchir. Son corps a tant de gestes à prononcer et ses gestes ont tant de choses à dire.

    Après, il verra. Un jardin, peut-être, avec une allée droite et d'autres qui serpentent entre des arbres géants et des herbes odorantes. Il voudra une source fraîche pour corrompre ses syndicats de soif; une source tiède pour attirer le frisson étaient et une source chaude pour envelopper le corps vanille de sa fille brune. Un peu de vent dans leurs cheveux, un gazon généreux pour se rouler dessus et un hamac, suspendu dans le vide, attaché au néant, pour reposer leurs corps rompus et pétillants d'existence.

Mais l'Usine n'a pas encore sonné. Il tient serré dans sa main droite, le précieux ticket libérateur. De sa main gauche, il actionne une manivelle, toujours la même. Pour faire quoi ? Il n'en sait rien. On ne lui a jamais dit. Il se doute que ses gestes répétés dans une cadence monotone ont une utilité particulière dont il ne cerne pas l'usage. A moins que la punition de sa condition ruine toute utilité. L'Usine ne produit rien. La manivelle tourne dans le vide et les milliers de rotations quotidiennes rejoignent cette universelle inutilité qui ne fait que s'ajouter à son malheur. 

    Tout à l'heure, le voile se déchirera sur son existence tronquée, rouillée, vermoulue, sur son passé sans valeur et transparent. Tout craque dans sa vie, tout prend l'eau, tout vacille et bascule, tout prend les teintes du gris sale au noir profond. Il est le plus solitaire des hommes seuls. S'il devait résumer les années après son Choix, ce serait simple : l'Obscurité.

Mais bientôt, tout s'arrange. Parce que la pire des existences délivre aussi sa part de bonheur malheureusement compté. C'est programmé. Le ticket en est la clef. Ses compagnons l'ont également reçu, ce matin. Ils doivent avoir les mêmes pensées que lui. Ils ont la même teinte, le même goût, la même odeur insipide des choses que l'on subit, la même impatience d'en finir. Ils ont en eux la raideur des destins infléxibles. Cruels comme des trajectoires de balle. Eux aussi tournent des manivelles reliées au vide d'une vie entêtée à produire. Mais tout à l'heure, tout à l'heure...

    Enfin l'Usine sonne. Un soupir vient le gifler. Il sent son ticket lui brûler la paume. Il attend quelques secondes que ses doigts crispés se dressèrent. La manivelle tourne encore quelques tours sans le secours de sa main. Il jette un regard circulaire et détend son squelette jusqu'à la sortie, direction quai 12, bâtiment 4, ville 7.

    Il traverse les verrières éclairées et passe devant la centrale 712. Elle râle. Comme un chœur de forge. Elle tremble sur son socle. Son immensité inhumaine lui donne un air fragile. Il sens ses secousses jusque dans sa poitrine lui révéler sa présence imposante. Passé ce monstre chaud, la ville se déchire et s'ouvre sur un plateau qui déroule sa rectitude au pied d'une esplanade. Derrière, ses yeux s'emparent des copeaux de lumière qui s'échappent du couvercle. Un avant goût du Monde en pièces détachées lui arrive à l'esprit. 

    Derrière lui, déjà, d'autres humains en ligne, s'entassent dans l'Usine et empoignent, encore tièdes, les lourdes manivelles de leur malheur naissant. La liberté, une fille brune, du temps pour dormir, du temps pour ne plus être seul, vivre sans se soucier, goûter la mer, avancer une vague, gober un nuage, rire, simplement respirer, s'allonger, être soi... Et même peut-être mourir quand il le désirera. Il déplie une liste, longue comme l'ennui, jadis. Le quai 12 se resserre sur une impasse éclairée par une veine de la centrale 712.

    Au fond, il glisse son ticket et sa liste copieuse. Il a pris soin d'être précis et de ne rien oublier. Il ne regrette pas son choix. Il a bien fait de prendre sa part de malheurs en premier. Le plus grand de tous, ce fut la nudité de son existence pendant toutes ces années. Il n'aurait plus manqué qu'il dise au revoir au monde, emporté dans sa chute par une mort lisse, sans intérêt, sans la volonté de s'accrocher, de l'accepter comme une délivrance. Non, mourir pour ne plus vivre malheureux, il ne l'avait pas voulu.

    A quoi y penser encore. C'est fini tout cela. Il savait, depuis l'âge de comprendre, qu'il ne pourrait pas vivre heureux chaque instant de sa vie parce que les hommes n'ont pas assez de crédit pour eux tous. Ils ont du créer le Choix et partager.

    Sous un mouchoir de ciel bleu, il pense, le sourire aux yeux : auquel de ces hommes qui tournent en ce moment les manivelles de l'Usine pouvait bien appartenir sa brune vanille ? Celle au corps élastique comme le soleil de l'aube qu'il voit désormais s'écarter dans l'horizon pour en occuper tout l'espace.

    Lentement, cette préoccupation se dilue dans le sucre doux de sa nouvelle existence. Cette préoccupation le quitte à présent tout entier et pour toujours. Puis elle a disparu, comme ses souvenirs obscurs d'avant qui ne figuraient pas sur la liste.

    L'Usine gronde. Dans le sillage des hommes qui tournent les manivelles. L'Usine gronde et de toute leur vie, ils n'en verront jamais le bout. Et ce qui en sort. 

R.B.

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