Cher Didier,
tu buvais ton café au comptoir du Bergerac quand ta voix m'est arrivée comme une expression familière, un fil qui dépassait d'hier et sur lequel je tirais aujourd'hui. Je t'ai reconnu sans te voir, même si dans les bistrots, on se reconnaît sans se connaître.
Sous ta casquette de Poulbot, les années avaient dessiné des sentiers qui ne se rejoignaient pas tous mais qui, tous, conduisaient au même endroit, celui que l'âge, finalement, n'atteint pas, l'esprit, l'âme, appelle ça comme tu veux.
J'avais aussi oublié tes vies avec leurs bagages à roulettes qui creusent aussi des sillons dans le cuir. Mais le regard perçant n'avait rien perdu de sa luminosité, peut-être des dixièmes mais la vue n'est pas indispensable pour réfléchir et parler.
J'avais oublié aussi comme tu pouvais parler avec tes mains, dans une sorte de langage des gestes qui appuient la force des verbes.
J'ai été étonné, sans l'être véritablement tant je sais que tu n'aimes pas les routes droites, les deux araignées qui se sont arrêtées, l'un au coin d'un œil, l'autre au coin de ta bouche, continuent de raconter ton roman d'existence.
Mais ce matin, on a partagé des souvenirs, des vieux, des lointains, de ceux qu'on ramène dans ses filets quand on pêche le gros, d'abord debout contre le comptoir, mais ça faisait trop provisoire. Alors on s'est assis, à une table, un café devant le nez pour prétexte.
Le temps t'avait sculpté une gueule, une démarche, une épaisseur, quelque chose en tout cas qui ne passe pas inaperçu, qui doit flatter une caméra si tu avais fait du cinéma.
On a remonté la pente des années, tes araignées n'arrêtaient pas de bouger. Tout le Bergerac venait te serrer la paluche comme une vedette de cinéma. Je te le dis, une gueule de grand écran, t'as déjà les dialogues.
Allez mon ami, si ce foutu destin ou un truc qui lui ressemble ne m'avait pas collé un froid osseux sur la peau, je ne serai jamais rentré dans ce bistrot-là.
Comme quoi, il y avait un sentier que le temps avait dessiné sous mes pattes pour qu'on se revoie au bon endroit.
R.B.