Chère Rachel,
on se tutoie, comme un signe de ralliement, comme un manifeste à la cause bistrotière, comme le dernier endroit du monde où sans se connaître, on se connaît tous ; on sans se savoir, on se sait tous ; où tous nos arguments même contraires vont dans le sens de la pente
Ce qui est fascinant chez toi, je dis chez toi comme si tu habitais vraiment dans ton bistrot, c’est que chaque centimètre carré de ce café m’est familier, le miroir, les pendules, chaque objet coulé dans l’intimité de ce lieu raconte quelque chose, et quand bien même, l’objet est muet, il transpire d’une histoire fictive
Entrer chez toi, c’est entrer chez soi, il y a la famille, les amis, les voisins, il n’y a pas d’inconnus ici, que des visages familiers, des mains qu’on serre, des sourires qu’on lève comme on lève son verre
Puis il y a toi, derrière ton comptoir, cette frontière qui ne sépare pas, au contraire, mais qui rassemble, le comptoir n’est jamais un obstacle, c’est un endroit où l’on s‘appuie, où l’on écarte le temps, où l’on s’amarre, où l’on décide des choses essentielles comme des actes dérisoires.
On y vient pour entrer dans une évidence, comme si le bistrot était la rue, le trottoir, le quartier entier, ne pas y aller serait ne pas sortir de chez soi, ce serait refuser la lumière et le soleil qui ce matin, était de tes clients par la porte ouverte sur le reste de la ville, je dis le reste car une fois à l’intérieur, le bistrot est un bistrot-monde, un bistrot-planète, un bistrot-univers avec ses soleils, ses galaxies et peut-être, peut-être, dans ce brouhaha que couvre une chanson d’Aznavour que les clients reprennent en choeur ou de Léo Ferré qui prend la place de Mike Brant, il y a d’autres formes de vie quelque part.
Ceci n’est pas une exception, mais le quotidien dès que tu ouvres la porte, dès que l’aimant de ce lieu agit, la réaction opère, comme une longue effervescence qui ne s’éteint jamais, elle s’endort et se réveille plus tard, l’après-midi, le lendemain matin
Il en reste trop peu des espaces de ce genre, les bistrots ont depuis longtemps cette sale habitude de ne plus être eux-mêmes et de rétrécir au point de disparaître.
Chez Rachel, ça porte bien son nom, combien de cafés s’appelaient ainsi, Chez untel, chez unetelle, et cela dit beaucoup de l’esprit d’un tel lieu, car on entre chez quelqu’un, pas seulement entrer, on y reste, le temps qu’on veut, pour voir les autres et se voir à travers les autres
Pas de doute, en laissant traîner mon objectif, j’ai capturé un infinitésimal instant de cette pelote infinie d’autres instants sur lesquels on tire comme on le ferait d’un fil
Et quand je suis sorti, ce matin, j’avais en tête la conviction profonde d’avoir approché l’exactitude, c’est-à-dire l’exact sentiment d’avoir été à ma place et que les images que j’en avait tirées n’étaient qu’une preuve de ma sincérité