Ma chère ville, bon sang de ville,
je te connais suffisamment pour t’arpenter dans le détail, dans tes largeurs et tes longueurs. Depuis le temps qu’on se fréquente toi et moi, tu m’as peut-être vu grandir, mais moi je t’ai vu changer, courir à ta perte, marcher de côté pour éviter la rectitude du rang. Je t’ai vu pleurer, tes habitants, tes usines, ta réputation, ta grandeur, ton influence.
Je t’ai vu redresser la tête, bomber le torse, fière comme un bar-tabac, enfin, pour ce qu’il en reste des bars et des tabacs. Je t’ai vu ramer sur le sable, tirer sur tes filets, je t’ai vu te battre, te hisser sur la pointe des pieds. Je t’ai vu de tellement de manières que je peux me permettre de te rabrouer, de te dire ce que je pense, de t’engueuler même, je peux.
Il n’y a que les intimes de cette ville qui peuvent comprendre la relation qu’on peut avoir, les autres te regardent de loin, de haut, de côté. Les autres te survolent, te résument, t’englobent dans une sorte de normalité.
Mais je sais qu’ici, rien n’est comme ailleurs, il existe une conjonction surréaliste de faits qui, empilés les uns sur les autres, permettent de te définir. Les autres ne savent pas que tu respires, que tu bouges, que tu serpentes.
Parce que la relation qu’on peut avoir avec un lieu, des lieux, un ensemble de lieux, n’est pas faite de rectitude et de bilans. Il existe un lien presque charnel si tant est qu’on peut entretenir ce genre de lien avec une rue, un pâté de maison, un quartier, une place, un jardin.
Je ne t’épargne pas, toi non plus. Qu’as-tu fait de ce que j’ai connu, qu’as-tu fait des traces de mon enfance, de mon adolescence, qu’as-tu fait de la rue des Ponts ? De la piscine d’été ? De l’Express et de son baby-foot ? Bien sûr que je t’engueule, que je t’en veux, que tu prends de mauvais chemins, de sales habitudes. Bien sûr que tu te laisses aller, comme le chante Aznavour.
Mais je suis légitime à te secouer les puces car je ne te vois pas comme un trophée, ou un faire-valoir, je ne te vois pas comme un résultat électoral ou une liste de travaux, je te vois comme la ville qui me contient, qui a bu mes jeunes années, j’ai grandi dans ton décor, dans tes rues, sur le bord du Cher.
Alors, oui, je te bouscule, je te critique, je te jette la pierre parfois, mais tu ne m’épargnes rien. Les autres, ceux qui ne comprennent pas, ne voient dans mes remontrances, que le côté obscur, or il n’en est rien.
Mais te connaître comme je t’ai connu et te voir comme tu es, ça écorche, ça pique, ça fait réagir. Alors je réagis, parce que quand je marche dans quelques endroits que j’aime beaucoup, je fais le chemin à côté de celui que j’étais et celui que j’étais allongeait ses pas dans une ville que je préférais.
Il n’y a pas de nostalgie, encore moins de « ah c’était mieux avant », non, il y a un sentiment d’injustice, car je sais qi tu es et de quoi tu es capable.
Et je sais aussi trop ce que les autres ont fait de toi. Et à Vierzon, ne pas être d’accord est une qualité. N’en déplaise à ceux qui ne sont jamais d’accord avec les autres mais qui voudraient qu’on le soit avec leurs décisions.
R.B.