Sur une oeuvre de Lün du Sud, actuellement en exposition à la Manufacture
Mon père était un prolo, ma mère était au foyer. J'ai grandi dans les sacoches de la Mobylette de mon père et près des tics de ma mère dont le sommeil était miné par une arithmétique mentale à l'issue toujours incertaine.
Mon père gagnait le pas assez d'argent que ma mère gérait et je la surprenais à parler, seule, à mâcher je ne sais quel souci de l'instant, à retourner les soustractions dans tous les sens quand les additions fuyaient ses savants calculs.
Mon père prélevait de sa paye qu'il disait "rapporter" à ma mère, de quoi garnir le fond de son petit porte-monnaie. Ma mère lui achetait ses Gauloises qu'il fumait comme d'autres se plongent dans une réflexion philosophique.
J'allais chercher le vin de table, un Caravelle cinq étoiles qu'à la fin de sa vie, il noyait d'eau.
Ma mère devait rêver d'une autre vie, sans aucune grandiloquence, juste plus confortable. Mon père n'avait pas le temps de rêver, en a-t-il eu l'envie ?
L'Usine l'occupait à heures fixes, le jardin grignotait le reste de son temps, j'ai compris plus tard qu'il était fataliste, courageux, dévoué, renfermé, taiseux, dur à la tâche, infatigable, touchant, distant.
L'élection de Mitterrand est passée sur eux sans plus d'enthousiasme, je me souviens de la figure du président socialiste se dessiner sur l'écran de la télé.
Plus tard, j'ai compris que même aux municipales, mes parents ne votaient plus, une immense lassitude s'était emparée d'eux, ils s'étaient recroquevillés sur l'indifférence qu'eux et tant d'autres subissaient de la politique.
Ils ont dû avoir quelques parenthèses heureuses, heureuses c'est-à-dire, allégées des soucis financiers. Ils n'ont jamais eu de voiture, mon père n'a jamais passé son permis de conduire, il avait sa Mobylette, ma mère et moi, nos jambes qui nous emmenaient partout dans Vierzon, parfois loin.
Pas de vacances, sauf celles que mon oncle, chef boucher à Monoprix m'offrait avec ma cousine.
Mon père était un prolo, ma mère était au foyer. J'ai bavé tout un été devant un vélo dans une vitrine de chez Verneuil, rue Voltaire. Ma mère me l'avait promis, je ne l'ai jamais eu.
Mais j'ai gardé le souvenir de ce petit vélo rouge sur lequel elle m'a appris à tenir sur deux roues et avec lequel je longeais le Cher pour retrouver le jardin de mon père à l'Abricot. C'est là d'où je viens. Je ne peux m'empêcher d'être heureux des parents que j'ai eues. Et des convictions encore ancrées en moi qu'ils m'ont inculquées.
R.B.