A Vierzon, pour voir un tracteur, fierté industrielle de la ville et qui l'est toujours par l'entremise des collectionneurs, il faut s'approcher de très près. Très très près, au risque de ne pas en voir du tout... Sauf un, installé sur l'esplanade de la Société-Française. Mais dedans, il faudra attendre encore au moins un siècle !
Le “Vierzon” est une vedette agricole
Impossible de dissocier Vierzon de la réputation, très à fleur de terre, de son célèbre tracteur vert. L'engin monocylindrique aux phares ronds comme un regard étonné se fait appeler « un Vierzon », plus rarement un « Société », contraction de Société Française de Matériel Agricole et industriel de Vierzon, siglée S.F.V. Un mimétisme tel qu'à l'étranger, notamment au Pays-Bas, lors d'un rassemblement récent de machines agricoles, on croyait que le tracteur avait donné son nom à la ville de Vierzon...
Impossible également de ne pas croiser encore aujourd'hui dans une fête des moissons, une batteuse Merlin, une lieuse Brouhot ou une locomobile Société vierzonnaise de construction. « Vierzon est et restera la capitale du machinisme agricole » aurait déclaré le général de Gaulle, en visite sur le stand de la Société Française, lors d'un salon de l'agriculture, dans les années 1950.
Le Général avait à demi raison : longtemps Vierzon a tenu le rang de capitale du machinisme agricole en ayant fabriqué jusqu'au 5/7 ème du matériel de battage vendu en France. Puis, à partir de la fin des années 1930 jusqu'au milieu des années 1960, en ayant assuré une production de tracteurs, les fameux « Vierzon », largement répandus dans les campagnes hexagonales et à l'étranger.
Puis la notoriété de Vierzon, portée haut, est retombée à plat, laminée à cause des fermetures successives des entreprises de machinisme agricole. La ferveur s'est réveillée à la faveur d'un engouement étonnant des collectionneurs pour le patrimoine agricole vierzonnais et ses marques devenues prestigieuses, thème d'un premier grand rassemblement de tracteurs “Vierzon” à Vierzon, en juin 2010.
L'âge d'or
Les usines essaiment à partir de la première entreprise créée par Célestin Gérard, en 1848, face à la gare de Vierzon. Le chemin de fer reliant Vierzon à Paris vient de débarquer et le canal de Berry, située en contrebas, complète le dispositif de développement industriel.
A partir de là, Vierzon ne sait pas encore que son destin va épouser la cause agricole d'une France en pleine mécanisation. Célestin Gérard est un Vosgien pragmatique. Il commence à fabriquer des tarares, des coupe-racines et un modèle de batteuse. L'expansion est irrémédiable. En 1861, Célestin Gérard construit une locomobile pour actionner les batteuses. Plus rien n'arrête le Vosgien. Plus rien n'arrête également la multiplication des fabricants, sur cette terre vierzonnaise, propice au machinisme agricole grâce à la présence d'hommes de qualité.
Del et Brouhot montent à leur tour leur atelier. Une fâcherie familiale plus tard, et Brouhot s'installe avec un associé, Alfred Goffard. En 1870, les deux hommes fabriquent des locomobiles et des batteuses. Parallèlement, Célestin Gérard, âgé de 59 ans, cède son empire et le 28 mars 1879, naît la Société française de matériel agricole (SFMA), populairement appelée « La Française ». Elle devient, eu égard à la diversification de ses productions, la SFMAI, Société Française de matériel agricole et industriel.
Tout se précipite. Louis-Henri Merlin qui travaille alors pour Célestin Gérard quitte l'usine avec une cinquantaine de salariés et fonde, à Vierzon, Merlin et compagnie, en plein centre-ville.
Une architecture très industrielle
L'architecture vierzonnaise, surtout en son centre, se hérisse de bâtiments industriels imposants leur masse et leur style jusqu'à aujourd'hui encore. Merlin, la Française et Brouhot génèrent, dans leur sillage, une myriade de sous-traitants et de productions diverses.
Aux machines agricoles se greffent une production de concasseurs de pierres, moteurs fixes, stations électriques etc. Les catalogues en témoignent largement. Au gré des crises économiques successives (celle de 1886 oblige la Française, par exemple, à licencier 150 ouvriers), une quatrième entreprise voit le jour : la Société vierzonnaise de construction.
Au total, 1200 ouvriers travaillent chez les quatre principaux pourvoyeurs de matériel agricole d'où sortent batteuses, presse à paille, locomotives routières, locomobiles. La Grande Guerre crée un trou d'air mais l'économie vierzonnaise agricole résiste : 70% du matériel en sort, 2000 ouvriers y gagnent leur croûte. En 1921, une cinquième entreprise arrive, Carroy Giraudon, spécialiste de la presse à paille haute densité (la seule qui subsiste encore aujourd'hui, dans la zone industrielle du quartier des Forges).
Le moteur à explosion supplante la machine à vapeur et dans les années 1930, le tracteur s'impose. Forcément, les usines spécialisées dans les locomobiles abordent ce virage à 180°, avec plus ou moins de bonheur social. En 1929, Brouhot licencie, la Française suit la même pente. La Société vierzonnaise de construction est liquidée en 1934. A la Française, c'est sauve qui peut. Une seule alternative : fabriquer des tracteurs français à Vierzon avec une technologie déjà existante que certains attribuent à la marque Lanz.
Les premiers spécimens sortent des ateliers à un petit rythme. Leur silhouette est impressionnante, avec des roues en fer. Leur allumage applique la technique de la boule chaude : le fuel est chauffé jusqu'à incandescence par une lampe à souder. Une fois que la bouel est rougie, il faut actionner le volant pour faire démarrer l'engin. Ce dernier restait parfois la journée entière en marche, pendant la pause-déjeuner, il continuait à tourner...
La tourmente
Mais très vite, la mécanisation s'accèlère. La Société Française fête son centenaire en 1948, 1500 ouvriers y travaillent, 500 autres chez Merlin et 350 chez Brouhot. Le tracteur est vite identifié à la ville : la tour penchée, l'écusson vierzonnais, est collée sur le nez des tracteurs. La Société Française devient une ville dans la ville et s'étire sur sept hectares, ateliers, magasin d'exposition, verrières somptueuses, passerelles pour relier les ateliers. Les constructions dévalent jusqu'au canal de Berry voisin.
Le « Vierzon » est simple d'utilisation, il remplace le cheval dans les fermes. Il s'affiche partout. Dans les années 1950, le machinisme agricole vierzonnais connait une nouvelle passe déterminante à cause de la concurrence, étrangère notamment. Brouhot ferme, quatre ans avant son centenaire. En 1960, Merlin ne résiste pas : 270 salariés à la rue. La Société Française reste tout de même un des plus importants employeur de la ville : avec 1700 personnes en 1957, elle se situe au cinquième rang national des producteurs de tracteurs. Les anciens modèles cartonnent. Mais la concurrence fait rage, la Société Française tente de sortir un modèle bicylindre pour remplacer le monocylindre dépassé.
La mise au point laisse à désirer. Dans l'ombre, la firme américaine Case guette. (Case a commencé à fabriquer des tracteurs en même temps que Célestin Gérard est arrivé à Vierzon). Elle finit par mettre la main, en 1958, sur le capital vierzonnais. Case veut conserver la marque SFV, populaire. Elle sort un tracteur sous les couleurs de la Française mais 500 tracteurs livrés ne fonctionnent pas. 1100 salariés doivent prendre la porte, 500 autres deux ans plus tard. 7
La Française s'efface au profit de Case. Le machinisme agricole est en sursis. Dans les années 1960, des engins de travaux publics remplacent les tracteurs, les backoes (tracto-pelles) envahissent la ville. Ce sera le nouveau fer de lance de Case et de Vierzon. Le nombre de salariés s'amenuisent.
Et dans les années 1980, déjà, la rumeur d'un départ est sur toutes les lèvres. La municipalité de l'époque propose de construire une nouvelle usine, sur un terrain dit du Vieux-Domaine, seul gage de pérénnité. Le projet ne voit jamais le jour et de plans sociaux en plans sociaux, Case annonce la fermeture de ses portes le 29 mars 1994 et le licenciement de ses derniers 250 salariés. Un an plus tard, l'usine est vide. Par un étrange truchement de la mémoire, la Case s'efface, jusque dans le vocabulaire, au profit de la Société-Française. Le site en prend le nom, la rue Maxime-Gorki est débaptisée pour se nommer rue de la Société-Française. La production industrielle, fleuron économique de la ville de Vierzon, prend une nouvelle identité : celle de patrimoine. Celle-ci est encore très largement sous-exploitée aujourd'hui. (Deux autres entreprises de machinisme agricole existaient, Pierre Renaud et l'entreprise Ruhlmann.)
Et aujourd'hui ?
A la fermeture de Case, Vierzon se retrouve alors avec 7 hectares de locaux qu'elle doit très vite exploiter pour éviter la naissance d'une friche industrielle en plein centre-ville. La municipalité rachète les bâtiments pour en avoir la maîtrise foncière. Elle en détruit une partie, en vend une autre.
L'ancienne maison de Célestin Gérard, face à la gare, devient un restaurant gastronomique, étoilé au Michelin, rétrogradé récemment en brasserie. Les verrières, le coeur de la Société Française sont restaurées à l'identique et classées à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques.
Les poutrelles et les poteaux en acier ont résisté. Même aux assauts de ceux qui en souhaitaient la destruction pure et simple. Dans la partie béton, le cinéma créé, dans les années 1960, dans les anciens locaux de l'usine Merlin, revit dans les locaux de la Société-Française, avec sept salles inaugurées en 2005. Des jardins prennent la place des anciens vestiaires, le buste de Célestin Gérard orne une fontaine dans les jardins dits de la Société-Française.
L'une des trois passerelles servant à passer d'un atelier à un autre a vécu une restauration exemplaire. Un bureau d'études a restauré, pour son compte, la façade de l'ancien bâtiment thermique. L'office de tourisme s'est installé devant la vaste esplanade de la Société Française qui s'étend devant les verrières. Derrière, c'est toujours le vide chronique...
La restauration du clos et du couvert représente une facture hors norme pour les finances vierzonnaises. En parallèle, la ville conduit un projet de musée de l'épopée industrielle pour mettre en avant les hommes, auteurs des luttes et des avancées sociales qu'elle souhaite installer face aux verrières et non derrière.
Le machinisme agricole n'y aurait qu'une maigre part. Ironie du sort quand on sait que c'est encore sur le tracteur que la ville conditionne une grande partie de sa notoriété.
Brouhot, créateur de voitures
Ambitieuse, l'entreprise Brouhot se lance aussi, en 1901, dans la création de voitures. En 1903, la Brouhot vierzonnaise qui deux ans auparavant a décroché un grand prix devant Renault inscrit son nom dans l'histoire... tragique. Dans la course Paris-Madrid, la voiture fait une embardée et cause la mort de quatre personnes, dont un enfant. La voiture est chronométrée à 120 kilomètres à l'heure. Le journal L'illustration raconte l'histoire en détails et par la photo, on y voit la voiture disloquée.
Brouhot résiste quand même et le nom est associé à l'assistance technique du premier tour de France cycliste. Brouhot sort un camion qui circule sur le sol américain. La marque est associée au taxis parisiens, il en roulait 400 dans la capitale, en 1908. Pendant la guerre 1914-1918, les taxis de la Marne, dont des Brouhot, emmènent les soldats au front. Les Phaétons, sur le catalogue, intéressent le roi du Portugal qui en achète un modèle made in Vierzon. Brouhot a fabriqué, au total, un millier d'exemplaires de ses voitures. En 1909, la firme ferme ses portes. La ville de Vierzon ne possède pas de voiture Brouhot. Un morceau témoigne dans un petit musée de Vailly-sur-Sauldre, au nord du département du Cher. Il n'en resterait que cinq exemplaires dans le monde. Deux seraient exposés dans des musées étrangers.