C'est ce qu'on appelle un livre éclairant. La civilisation du poisson rouge de Bruno Patino décortique le marché de l'attention, celle que l'on consacre aux numériques et aux réseaux sociaux. Pourquoi poisson rouge ? Parce que l'animal "est incapable de fixer son attention au-delà d'un délai de 8 secondes". Après, il se remet à zéro. Mais le pire est ailleurs. "Le temps d'attention, la capacité de concentration de cette génération (NDLR : la nôtre et plus encore ceux de nos enfants ultra-connectés), est de 9 secondes. Au-delà, son cerveau, notre cerveau décroche."
Et tout se passe dans les neuf secondes ou comment les Google, Facebook, etc doivent rentabiliser au maximum le temps qui nous reste, le temps après lequel on court, le temps surtout que l'on n'a pas. Ce n'est pas sans risque. Une étude a montré que le temps maximum d'exposition ne doit pas dépasser trente minutes, au-delà, c'est une menace pour notre santé mentale.
Du coup, les empires numériques ont créé l'addiction, "un modèle de servitude numérique volontaire". Car "après avoir réduit l'espace, il s'agit d'étendre le temps tout en le comprimant." Le livre de Bruno Patino devient là, excellent. En France, le taux moyen quotidien passé sur un smartphone est de 1h32 minutes, 5 heures et demi chez les jeunes Américains...
De cette surconsommation découlent de nouvelles pathologies mentales. La nomophobie, ou la peur panique face à l'éloignement de son portable... Le phnubbing, la consultation compulsive de son écran, le syndrome d'anxiété, la schizophrénie de profil, l'athazagoraphobie (la peur d'être oublié par ses pairs), l'assombrissement... Mais que l'on ne s'y trompe pas : "la dépendance n'est pas un effet indésirable de nos usages connectés, elle est l'effet recherché par de nombreuses interfaces et services qui structurent notre consommation numérique." A savoir la dopamine, molécule du plaisir.
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Il y a pire : les créateurs du web déchantent et se sont aperçus avoir créé un monstre. "Nous savons désormais que le Web a échoué. Il devait servir l'humanité, c'est raté." En somme, "nous n'avons pas à nous repentir : nous avons été trahis", écrit Bruno Patino, lui-même grand consommateur de numérique. Floués ? Un peu mon neveu ! "Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d'en gagner constitue le paradoxe insoluble de l'économie de l'attention." Et là, c'est du grand n'importe quoi : on est passé sur les réseaux sociaux, du signal pour annoncer une activité sociale des "amis" à l'alerte pour souligner l'absence d'activité... "Dans la quête pour l'attention, il n'y a pas de limite possible."
Les algorithmes commandent tout. Ils ciblent la publicité, renferment l'internaute dans une bulle où il ne voit que ce que les algorithmes lui disent de voir dans le but de rentabiliser toujours le temps et de le monnayer. "Les algorithmes emprisonnent un utilisateur dans une bulle d'informations, qui l'enferme dans sa propre vision du monde et l'endoctrine avec sa propre opinion".
Le tout dans une journée qui s'étire comme un élastique : "En 2018, les 24 heures d'un citoyen américain durent plus de 30 heures", soit 12 heures consacrés aux écrans dans ce que l'on peut appeler le temps "perdu" dans les transports, au travail, pendant les repas... Et là, on tombe de sa chaise : "l'activité humaine est évaluée à 60% de l'activité totale sur internet. Le reste, soit plus de 40% est une attention factice, produite par des robots ou par des humains dont c'est le métier."
Les théories du complot, la fausse information pullulent. "L'économie du doute vise à produire de la vraisemblance pour remplacer la vérité et à donner à des idées "marginales" plus de poids qu'elles n'en ont en réalité." Pourquoi ? "Il est beaucoup plus facile et beaucoup moins cher de produire de la vraisemblance que de la vérité." Une solution ? Éteindre le portable et lire le livre.*
La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l'attention de Bruno Patino aux éditions Livre de poche