Le numéro de Paris Match est daté du 29 juillet 1993. L'hebdo consacre sa une à Léo Ferré, Mort d'un lion, titre-t-il. La chevelure argentée du poète et sa gueule d'anar, ses mains surtout capables de diriger un orchestre et cette tête, cette tête de chien, têtu, qui n'en fait qu'à la sienne pour montrer qui il est.
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Disparition d'Alain Meilland : Léo Ferré est mort deux fois - Vierzonitude
Il y a quatre jours, Alain Meilland écrivait à Vierzonitude, à la suite d'un texte paru sur Jacques Brel auquel il avait été sensible. Il était de ceux, avec François Carré, de Double-Coeur...
http://www.vierzonitude.fr/2017/10/disparition-d-alain-meilland-leo-ferre-est-mort-deux-fois.html
J'ai connu Ferré dans un bruit de vague, en Normandie. A Dieppe. Des vacances familiales, très rares, ont bordé mes 13 ou 14 ans d'un séjour chez une tante, en haut de la ville, dans la cité des Marins. Dans la chambre où je dormais, un cassette de Léo Ferré ouvrait sa boîte en plastique comme une bouche qui me dirait des choses que je n'avais jamais entendu. J'ai écouté la cassette. J'ai basculé. Jamais je n'ai retrouvé l'autre bout de mon enfance, perdu dans ce dédale de mots, dans ce labyrinthe de musique dans lequel une voix, bordel, cette voix m'avait harponné.
A 13 ans, on n'aime pas forcément Ferré, cette noirceur lumineuse où patauge le génie de la langue. Mais chez lui, j'ai trouvé le grand-père qui mettait du sirop sur les phrases que je rêvais d'écrire moi-même. Un grand-père aux cheveux d'argent qui glisserait, surhumain, sur une vague de Dieppe. Ce jour-là, j'ai mis des galets dans mes poches. Je suis devenu l'enfant de la dernière adresse, celle de Léo Ferré, monument granitique sur lequel j'ai grimpé ma joie et j'ai dû, aussi, hisser ma peine d'ado larmoyant.
Je rêvais d'être poète professionnel, le genre de type qui vivrait de sa plume. Un prof de lettres, en classe de seconde, a pris une chanson Les poètes. Il nous a demandés un commentaire composé. Ferré était déjà un familier, mais allez expliquer les mots de Léo. Allez bavasser le sens de ses phrases, trouver dans ce magma psychanalitique, le filon doré qui donne sens au texte. Tout donne sens chez Ferré. L'apparente anarchie des mots n'est autre qu'une construction déconstruite d'une langue bourrée d'amour pour la langue justement. Un jour, j'ai écouté Préface, sur la chaîne puissante de mon frère. A fond. Les enceintes gueulaient jusque dans la rue et comme sa chambre était à l'étage, tout le quartier suintait de Ferré. Préface. Foutu texte. Qui coule dans mes veines. A l'école de la poésie, on n'écrit pas, on se bat. Quel pirate cet anarcho. Je l'ai vu, une fois, à Bourges. Lui et son piano. J'en respire encore les pauses d'un silence sépulcral. Voir Ferré, c'est après la claque de Dieppe, prendre le coup de poing de sa vie. Qu'on m'enlève toute la musique, sauf la sienne. Qu'on m'enlève tous les mots, sauf les siens. Un jour de 1993, j'apprends que Ferré est mort. Je suis dans le sud, sous le soleil craquant. Un journal, Le monde libertaire, en fait sa une, bien sûr. Je deviens un tant soit peu anarchiste. Un tant soit peu Ferré. Il est mort et après. Depuis mes 13 ou 14 ans, Léo Ferré est une matière dont je suis fait. La matière Ferré est le ciment de toutes les écritures qui se respectent, les écritures qui tirent sur les bords, qui prennent des mots pour en faire d'autres. Qui avancent avec le souci de tout emporter avec eux. Je découvre encore, je me délecte. Je ferme les yeux. J'ai 13 ou 14 ans, dans une chambre de Dieppe où, dans le silence de la nuit, on entend la Mémoire et le mer. Ce jour-là, j'ai poussé un cri intérieur, celui qui devient vital. Le cri de la seconde chance. A cet instant, j'ai su, la vibrante ondulation du mot qui prend son sens. Tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche....