Les 20 et 21 mai, l'association de la Mémoire industrielle et agricole organise son énième rassemblement de tracteurs à Vierzon. Depuis presque trente ans cette association collecte et répare le patrimoine agricole que cette ville a fabriqué pendant des décennies. En 2023, il n'y a toujours pas de grand musée consacré au machinisme agricole de cette ville dont c'est pourtant l'ADN. Jusqu'à samedi, Vierzonitude va consacrer un article par jour à cette incongruité pou quand la mairie refuse à tout prix de donner à ce fabuleux patrimoine la place qu'il mérite.
J'ai fait un rêve...
Enfant, dans les années 1970 et 1980, le long du grillage de la Case qui courait à côté d'une berge du canal de Berry, ma mère y cueillait des violettes. Elle me traînait par la main dans des promenades infinies où se mélangeait les silhouettes industrielles d'une armée d'engins jaunes d'or baptisés des backoes et un chemin bucolique caressé par un trait d'eau.
Un jour, dans l'apparence moite d'un conflit social, au milieu des années 1990, je ne savais pas que, quelque part, une étincelle allait allumer le feu d'une singulière passion. Honnêtement, si un jour, quelqu'un m'avait dit, tu verras, tu écriras des articles sur les tracteurs, puis des livres, puis qui sait..., je lui aurais gentiment souri d'un sourire d'impossibilité.
En fait, né à Vierzon, avec une enfance ancrée dans cette terre paradoxale, il est très difficile d'échapper au passé de sa ville, surtout lorsque celui-ci est remué par une actualité brûlante. Le 29 mars 1994 : la Case, héritière directe de la Société-Française ferme ses portes pour toujours. Je ne savais pas encore qu'un étrange filet de mémoire allait couler dans mon sang jusqu'au fond des mots.
A feuilleter mon album familial, j'ai appris que mon grand-père avait travaillé à la Société Française, que mon oncle (son fils), avait fait son apprentissage à la Société Française, que mon frère avait travaillé à la Case. Avant qu'une partie de l'usine ne soit démolie, je me suis retrouvé face à face, avec elle, tout un week-end. J'ai arpenté ses flancs, ses passerelles métalliques, ses ateliers gigantesques, j'ai écouté ses poutrelles bavarder, j'ai conquis le silence et le vide. Et après avoir refermé la porte, j'ai compris qu'un incessant bavardage émanant du passé devait être collecté et rendu aux autres.
Jusqu'à maintenant. Jusqu'à rencontrer des fous du Vierzon qui à travers la France et au-delà, entretiennent à la fois une émotion sous-jacente et une fascination de bon sens pour le machinisme agricole de Vierzon en général et les tracteurs en particulier.
De cette légitimité sentimentale, viscérale même, est née ce combat pour un musée digne de ce nom qui renfermerait les fabuleuses collections encore cachées aux yeux du public et surtout ce lieu extraordinaire qu'est le site de la Société Française dont la mairie en a privatisé la moitié et ne sait pas quoi faire de l'autre moitié.
Le dernier bruit
(extrait du livre « Ma Française », aux éditions La Bouinotte)
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Il y aura toujours cette interrogation, futile bien entendu, mais cette interrogation tout de même : quelle a donc été le dernier bruit de l'Usine ? La dernière note d'une partition faite d'une succession de notes discordantes sans aucun avenir dans la musique. Le tout dernier élément d'une suite logique d'échos métalliques, de voix haut perchées pour se faire entendre, de cadences frappantes, de rythmes sans rapport entre eux, de décibels trop faibles pour espérer survivre dans l'étouffante jungle des sens.
Alors, ce dernier bruit se vidant encore, à l'infini de son écho sans cesse divisible et toujours suspendu dans une dimension assoiffée de son onde : alors ce dernier bruit, est-il celui d'une voix ? D'une porte fermée à clef ? Du toussotement interrompu d'une machine ? Ou peut-on croire, un instant, qu'un dernier regard peut bousculer les normes de l'acoustique pour s'imposer dans la grille du vacarme et de la cacophonie ?
Il y a toujours une dernière clameur qui s'étire pour transporter dans sa transparence assourdissante, l'idée d'un combat de toute façon perdu : sans sa source, le bruit meurt. Le froissement s'étire jusqu'à devenir inaudible.
Le vrombissement perdure un peu plus mais à son tour, il s'effiloche, crève sa poche assourdissante et perd sa puissance dans l'élasticité du silence grandissant. Alors, ce dernier bruit ? Était-il composé de tous les bruits résiduels qu'une lutte acharnée a tenté d'étouffer ? Quelle ironie du sort, non ? Pourquoi attacher de l'importance à ce dernier bruit quand la fonction quotidienne des hommes et des femmes consistait à s'en mettre à l'abri ?
Et pourtant, il doit forcément exister ce dernier bruit, comme cette dernière odeur, caractéristique, portant en elle, l'architecture entière des lieux. Et ce bruit ? Fut il long et doux ? Bref et strident ? Un cri de fer ? Un cri de désespoir ? Un rire ? Le dernier bruit a pu être un rire qui signifiait toute l'incohérence du silence futur ? Un raclement de gorge crachant une envahissante épopée de larmes ? Un mot ? Le dernier bruit fut peut-être un mot ? Une insulte ? Une formule de politesse ? « Salut » tout simplement.
Qui est à l'origine de ce dernier bruit ? Je veux bien sûr parler de celui qui a mis un point final à tous les autres lui ressemblant. A tous les autres faisant partie, comme lui, ce dernier, à cette aventure collective et sonore. Celui qui résume et clôt, qui concentre dans une intelligence hors du commun, l'espace parcouru et l'espace infini d'un monde qui lui sera forcément étranger. Qui ou quoi peut avoir posé, à l'abri dune oreille indiscrète, l'ultime répétition de la fin ? Et si le dernier bruit n'avait été que le silence imposé par le vacarme d'une décision sans appel ? Un silence épais dont l'unique fonction aura été de faire croire à l'existence d'un dernier bruit : le craquement irréversible de la roue qui tourne.