Jour 3 après le désastre -
Ce matin, j'ai pris une vessie pour une lanterne, quand j'ai voulu allumer la lumière. Etrange sensation d'appréhender la réalité comme elle ne l'est pas. Depuis mardi, je ne parviens plus du tout à poser sur les choses les mots qui les définissent. Je m'explique.
Souhaitant me préparer un café pour me désembrumer de ma nuit de sommeil, je me suis machinalement entendu dire "je vais me faire du riz", comme si la tectonique des mots avait glissé. Je prends toujours du lait dans mon café et dans le halo blafard du mon frigo, mes yeux se sont posés sur la brique UHT et bing, j'ai entendu, dans ma tête, un énorme crissement, assourdissant, comme si l'on tournait une énorme manette rouillée et qu'une porte blindée pivotait sur elle-même dans un fracas proche d'une explosion nucléaire.
Impossible de prononcer le mot "lait", il ne voulait pas venir, coincé dans une sorte de niche inconsciente. Jai pris une plante verte et j'en ai versé dans ma litière. Je me envolé sur un nuage (au lieu de me dire, je m'assois sur une chaise) et voilà comment j'ai perdu le sens des mots.
J'en étais arrivé là, sachant que ma cafetière s'appelait cafetière mais dans l'impossibilité douloureuse d'en prononcer le mot. Je pouvais le penser, silencieusement, mais à l'instant de les faire rouler sur ma bouche, il ne sortait pas sous sa forme mais sous une autre.
Je me disais que si je ne parlais pas, tout resterait dans l'ordre. Mais je sentais un bouleversement impossible à parer et qui vrillait petit à petit, toutes mes certitudes de langage. Je savais ce qu'était le jour mais j'en perdais sa définition et sa substance fondait dans un mot qui ne le cernait pas. J'avais les tempes comprimées et une barre de fer au milieu du front. Etais-je encore moi-même ?
Etais-je encore un être humain au bout d'une ficelle qu'on appelle la vie ou un souvenir de quelque chose qui avait vécu mais qui ne savait plus de quelle substance il était fait ?
J'ai pensé à de multiples choses pour voir si tout avait encore un parfum de cohérence mais plus je me forçais à me souvenir des mots qui allaient de pair avec les choses, plus j'en perdais la matérialité. D'un coup, j'ai perdu l'ordre des couleurs, le vert en rouge, le rouge en rose, le rose en blanc, le blanc en brun...
Je devenais dingue, un AVC sans doute, une tumeur dans mon cerveau fragile. Et instinctivement, j'ai allumé la radio. Et là, j'ai entendu qu'il fallait prendre un communiste pour un socialiste, un socialiste pour un écologiste, un écologiste pour un insoumis, un insoumis pour un socialiste, un socialiste pour un écolo... J'ai pensé que l'on avait perdu le sens de toutes choses. J'ai éteint ma vessie et j'ai plié ma lanterne.
Jour 2, après le désastre -
J'ai rêvé d'une longue piste de bowling, très longue au bout de laquelle, une série de quilles affublées de visages indistincts se tortillaient comme si elles étaient vivantes. Puis, à l'autre bout, une grosse boule bouillonnante roulait sur elle-même. J'avais compris, dans ce rêve, que la grosse boule n'avait qu'une conviction : dégommer les quilles, ce qui, en matière de bowling est une évidence.
Mais, en me redressant un peu plus, en me mettant sur la pointe des pieds, j'ai constaté qu'il y avait derrière la première rangée de quilles, d'autres quilles, un horizon entièrement peuplé de quilles et toutes se tortillaient sur leur base, toutes semblaient dire quelque chose avec ce qui leur servait de bouches et le plus difficile dans ce rêve, c'est que je n'ai pas saisi le sens de leurs paroles avant que la grosse boule ne les écrase dans une sorte d'hystérie collective.
Semblaient-elles appelés au secours contre le danger de la grosse boule ou l'appelait-elle plutôt à venir entrer en contact avec elles ? Quand je me suis réveillé, j'ai compris que la société dans laquelle je venais d'offrir mes frissons du matin, était scindée en deux : ceux qui appelaient au secours devant le danger et ceux qui souriaient dans l'attente d'être submergé de bonheur. Et quand j'ai posé mes pieds par terre toujours les deux en même temps, je me suis souvenu que ce rêve ou ce cauchemar, tout dépend où l'on place le curseur, était une froide réalité.
Comme si, il y avait ceux qui craignaient les effets d'une pluie acide et ceux qui, au contraire n'y croyant pas, tendaient leurs visages au ciel. Toutes les métaphores possibles de l'inconscient ne parviendront pas à cerner les sentiments contradictoires qui traversent en ce moment le champ de bataille qu'est devenue cette société. Face à l'impact du choc, je me suis demandé s'il fallait que je retourne me coucher ou si je devais foncer dans la mêlée.
J'ai allumé une chaîne d'infos et je me suis souvenu, encore un souvenir qui m'a frappé durement le crâne, que la connerie n'avait pas le bénéfice du choix et qu'elle saisissait tout le monde avec la même ardeur. J'ai mis Netflix. Un film catastrophe. Une histoire de mecs bizarres venus d'ailleurs qu'une nation combat avec les moyens du bord. A la fin, ils gagnent, c'est le jour de l'Indépendance. En voulant attraper la télécommande, mes deux poignets ont suivi le mouvement dans l'auréole de métal des menottes que je portais depuis dimanche soir.
Jour 1, après le désastre -
Le souffle de l'explosion a fait frissonner les herbes des trottoirs de Vierzon. L'abri de gauche n'a pas suffi à atténuer le choc des résultats des élections européennes, ce dimanche soir. Malgré le blindage communiste-socialiste et insoumis, la porte du coffre-fort électoral s'est vrillée sous la violence de la déflagration. C'était le premier effet Kiss cool avant le second, un direct du droit du président de la république qui annonce dissoudre l'assemblée nationale dans un grand verre d'extrême-droite.
La République sera-t-elle soluble dans le jus de fachos ? Il y a des chances...
Vierzon. Pas de hauts murs contre l'invasion. Juste des certitudes qui se sont affaissées devant nos élus grimaçants. Les anciens remparts de la ville, encore visibles à certains endroits dont le Beffroi est le sculptural gardien, ne suffiront pas à contenir l'ennemi politique qui s'avance. Nous n'irons pas loin avec nos boucliers rouges d'autant que les partis dits républicains ont l'intention de nous arnaquer : nous faire prendre un communiste pour un digne représentant de la gauche, c'est prendre les futurs bétonneurs d'une plateforme logistique géante pour des écologistes.
Vierzon. Un jour après le désastre. Les partis politiques sont à la manœuvre à la minute même où les résultats ont propulsé le R.N à la tête des votes. Le quotidien Le Monde a d'ailleurs coloré en marron les communes françaises qui ont placé le RN en tête. Au premier coup d'oeil, la couleur a celle de la m..., cette même couleur dans laquelle le pays patauge depuis plusieurs heures.
A Vierzon, pas l'ombre d'une barricade dans les rues, ni d'une manif, drapeaux au vent, pour hurler des slogans qui, de toute manière, s'aplatiront comme une tomate trop mûre sur le mur d'une décision citoyenne : on a beau se secouer, c'est tout de même les électeurs qui ont choisi de mettre un beau bordel dans l'histoire politique de la France et, effet loupe, à Vierzon.
Le communisme agite son glaive mais le bouclier est percé, le RN a fait un premier trou dans la cuirasse, la liste macroniste un deuxième, le parti socialiste un troisième. Relégué au quatrième rang, le député sortant, un rouge cinglé dans une veste verte, croit encore être le meilleur rempart contre la vague brune.
Mais depuis 2008 qu'il fait du communisme municipal comme les plus zélés de ses ascendants staliniens, l'extrême droite signe ses meilleurs scores dans cette ville bordée par la rigidité vermillon qui tranche avec le vert vif des hautes herbes qui recouvrent les trottoirs. Comme ce chiendent brun qui nous guette d'ici à la fin du mois. Et qu'aucun désherbant démocratique n'est capable d'éradiquer.
Comme le disait Marchais qui n'a pas encore sa statue à Vierzon : "Liliane fais tes valises". La mienne est ouverte. On ne sait jamais. Demain est un autre jour. J'y serai.