Roland Moisan fut caricaturiste au Canard Enchaîné. Mais surtout, c'est au lycée Henri-Brisson que l'élève Moisan se fait les dents sur le dessin et plus tard la caricature. Moisan habite à Asnières-les-Bourges et croque le village à tout va. Dans sa galerie d'anciens élèves prestigieux, Roland Moisan occupe une place de choix. Moisan et Vierzon, c'est lié, forcément.
Ne vous y trompez pas, Moisan est spécialiste dans l’art de la dérision : « Je suis né à Reims, pays des sacres. J’ai été baptisé par mon oncle évêque, au champagne (…) J’avais à peine huit jours, je crois, inconsciemment peut-être, j’ai pris en hostilité, pas en haine, et le clergé et le champagne… »
L’exposition de la Galerie du Palais de l’Europe à Menton permet d’apprécier le travail, les pensées, les contradictions et les humeurs d’un artisan de la plume et du pinceau dont Frank Elgar[1]disait qu’il « déchire les oripeaux du mensonge, de la vanité, de l’imposture, du despotisme ». Roger Fresso quant à lui nous apprend que Moisan, l’homme, ressemblait selon les jours ou les heures, à un boucanier des mers du Sud, un aventurier moyenâgeux, un chevalier partant en croisade ou un grand rôdeur de tavernes. Souvent les quatre en même temps !
De fait, comment présenter ce volcan sans se brûler les doigts ? Il était féroce contre l’injustice et s’exprimait depuis 1934, après l’affaire Stavisky, dans le journal d’Eugène Merle, Le Merle Blanc (ses débuts dans la presse contestataire). Il incarnait en cela une autre pensée de Frank Elgar : « L’art satirique est essentiellement un langage de contestation. » A cette époque, Moisan décide de dessiner avec sa plume directement à l’encre, sans charpente préalable au crayon, même pour ses plus grandes fresques réalisées plus tard pour le Canard Enchaîné : le plafond de l’Opéra de Paris ou la cathédrale de Bourges.
Cette exposition présente l’évolution rapide de ses dessins politiques sous la IIIe République. Ses têtes de Turc de l’époque étaient Edouard Herriot (qu’il retrouvera sous la IVe République), Léon Blum, le président Doumergue, sans parler d’Adolf Hitler et de Benito Mussolini.
De retour à Vanves près de Paris, après sa mobilisation en 1939, il reprend contact avec quelques journaux parisiens surveillés par la censure allemande. Jusque fin 1942, Moisan publie sous l’occupation des dessins non politiques mais assez satiriques concernant la période des restrictions, ce qui lui vaut quelques ennuis. Il décide de rejoindre sa famille envoyée par l’Education nationale près de Vesoul, pour cause de lourd déficit alimentaire à Paris. En 1945, il intègre le groupe Amaury et fournit des dessins politiques et d’humour pour Carrefour et Le Parisien Libéré,jusqu’à son entrée au Canard enchaîné. Avec ses amis dessinateurs Michel Douay, Carbi, Ange Michel, Gus, Pouzet, Sempé, il réalise de grandes pages d’humour complexes en mise en page. Il est également critique de cinéma dans les journaux L’Objectif et Spectateur. Cette autre passion se retrouvera transcrite en dessins politiques par la suite.
L’exposition de la Galerie du Palais de l’Europe présente un certain nombre de ses dessins politiques de la IVe République. A cette époque les ministres se succédaient rapidement. Moisan faisait défiler sur ses pages blanches des personnages qui changeaient plusieurs fois de ministères, tels Edgar Faure, Pinay le financier, Robert Schuman père de l’Europe, Guy Mollet, François Mitterrand et Pierre Mendès France. Une page tirée d’un livre sur la IVe République illustre cette période d’instabilité.
Il caricature également le Général de Gaulle avant son « passage de témoin » avec le président Coty. De Gaulle est ensuite élu Président de la République au suffrage universel. Moisan disait à ce propos : « Enfin, de Gaulle arriva, avec sa grande gueule, sa tête remarquable pour la caricature, car on pouvait lui faire tout exprimer, il était une institution à lui tout seul. »
Roger Fressoz racontait : « Ce n’est pas Moisan qui fait ressemblant, c’est de Gaulle qui finit par ressembler à sa caricature. » Yvan Audouard[3] renchérissait en expliquant : « Moisan prévoit ce que son modèle va devenir. »
Beaucoup de grands dessins illustrent cette période des quatre présidents de la Ve République, le Général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Jacques Chirac est représenté en tant que maire de Paris. Il n’arrivera à la présidence qu’après le décès de Moisan en février 1987.
Une partie de cette exposition est également consacrée à des dessins d’hommes politiques étrangers, des artistes, des écrivains, des journaux très contestataires comme Liberté de Louis Lecoin,Le réfractaire de May Piqueray, ainsi qu’à des affiches de théâtres et d’expositions. Un film de Bernard Baissat sur Moisan « Aux quatre Coin-coins du Canard » sera projeté au cours de cette exposition.
Roland Moisan naît à Reims le 26 novembre 1907 dans une famille catholique plutôt non pratiquante : son père, d’origine bretonne, travaille comme forgeron à Fourchambault dans le Cher ; sa mère, d’origine allemande (née Stamm) a été institutrice à Reims. Aussi a-t-il le droit de ne pas aller à l’école avant l’âge de treize ans, ce qui lui vaut d’avoir toujours selon lui, une culture « très en marge ». Il commence à dessiner à l’âge de trois ans : « Je ne faisais que ça, dessiner et regarder la nature. »Enfant, il vit dans un village près de Bourges où très vite, il se distingue par ses talents de dessinateur.
A 15 ans, il entre à l’Ecole nationale professionnelle Henri Brisson de Vierzon (équivalent des Arts et Métiers), qu’il quitte, fort de son diplôme de céramiste, pour entrer aux Beaux-Arts, puis aux Arts-Décoratifs de Paris où il reste quatre ans. Il renonce alors à devenir professeur de dessin et fait son service militaire au Maroc dans l’aviation.
De retour à la vie civile, il s’adonne à la peinture, avant de rencontrer Eugène Merle, directeur du Merle Blanc, journal anarchiste concurrent du Canard enchaîné, qui publie l’un de ses premiers dessins de presse lors de l’affaire Stavisky en 1934. Sa carrière est alors lancée. Dans le même temps, Moisan travaille également pour Le Rire, Noir et Blanc, L’Os à Moelle de Pierre Dac, Vendredi ou L’Oeuvre.
Démobilisé en août 1940, il reprend contact, au début des années d’occupation, avec les journaux auxquels il participait avant-guerre et leur fournit quelques dessins humoristiques sans contenu politique. Son esprit sarcastique lui fait exprimer les aléas de l’Occupation : frappé par la censure, il stoppe toute relation avec ses employeurs courant 1942.
Immédiatement après la Libération, il dessine pour La Rue, La Semaine, La Corrèze (1945), mais surtout Carrefour et Le Parisien Libéré(1945 - 1976), L’Objectif (1947), puis Le Merle Blanc (1947-1948), Témoignage chrétien (1951 - 1956), et lance avec trois autres confrères la bande dessinée quotidienne du Parisien Libéré, « Zoé, enfant terrible ». Le 17 octobre 1956, à la demande du directeur Tréno, la première caricature de Moisan paraît dans Le Canard enchaîné. Dès lors commence une association qui durera jusqu’à la mort du dessinateur en février 1987. Ses dessins grand format occupent souvent une pleine page et à partir de 1961 s’affichent même à la Une du journal. L’éditorial écrit s’efface au profit du dessin éditorial.
Dans son travail, Moisan aime à s’entourer d’une documentation précise (gravures, photos, etc.). Sur le plan technique, il est l’un des rares humoristes à dessiner exclusivement à la plume. Il avoue commencer toutes ses caricatures par les yeux de ses personnages, autour desquels s’ordonne le reste de l’attitude.
Mémorialiste acerbe des riches heures de la Ve République, Moisan excelle dans les compositions ambitieuses, fourmillant de détails, où la truculence le dispute à la qualité esthétique.
Moisan raconté par Moisan pour une interview d’éditeur.
Je suis né en 1907, le 26 novembre, sagittaire et forgeron. Du côté de mon père, je serais plutôt signe d’eau, puisqu’ils étaient navigateurs.
Alors 1907. Très jeune j’ai vécu à Bourges, mais ensuite mon père…Mon père était un homme qui descendait de Bretagne par la chimère, un peu. Il était assez chimérique. C’était un homme extrêmement intelligent, cultivé dans un certain nombre de domaines, par exemple je l’ai toujours vu lire des auteurs comme Victor Hugo. Il était marqué par une certaine tendance à considérer que les idées de gauche étaient meilleures à l’époque. Il était aussi un peu anticlérical, ce qui n’arrangeait rien.
Il n’était pas Breton complètement, il était né à Fourchambault. Son père était un homme qui travaillait dans les forges de Fourchambault. Mon père n’était pas du tout catholique pratiquant. Ma mère avait fait quelques concessions. Évidemment, il y avait eu le mariage à l’église, j’ai été baptisé, mais mon père n’était pas d’accord avec ces idées-là. Il était libre-penseur.
Sans méchanceté, d’ailleurs, sans violence, mais il était libre-penseur. Il lisait Victor Hugo comme beaucoup de gens.
À partir de 1907 j’ai vécu dans l’ignorance complète de tous les événements sociaux qui pouvaient se passer, revanchard et autres, parce que j’étais trop jeune. Je me suis trouvé dans un petit village à côté de Bourges, qui s’appelait Asnières les Bourges. Un village assez curieux, extrêmement humide. On ne pouvait pas sortir en hiver sans avoir d’énormes sabots qui collaient à la boue. Il y avait une boue extraordinaire dans ce village. Il y avait bien des cantonniers, mais ceux-ci, dès que le temps devenait mauvais, restaient chez eux. Si bien que ce village était réellement un bourbier.
Il était peuplé moitié de protestants et moitié de catholiques, ce qui est une chose étrange. Et il y avait eu des mariages consanguins à cause de la religion qui les séparait et ils ne se fréquentaient pas. Ce n’était pas l’Irlande mais c’était déjà quand même quelque chose. Et puis jamais je n’ai vu de gens déformés comme dans ce village. Je vivait dans la Cour des Miracles. Je trouvais que cette cour des miracles était, mon dieu, amusante, et puis après tout il n’y avait pas que les gens du village, il y avait également les animaux, et je suis rentré en contact avec les animaux de façon immédiate et directe. Même avec les insectes. Je me suis régalé de tout ce que j’ai vu vivre dans la nature. Comme ma mère avait été institutrice, tout au moins elle avait les diplômes pour enseigner, j’eus le droit de ne pas aller à l’école, alors si bien que je n’y suis pas allé jusqu’à l’âge de treize ans. Je me suis formé exactement une sorte de culture très en marge, dans la nature. J’ai étudié les insectes. J’ai passé quelquefois une heure sur cinquante centimètres carrés d’herbe pour regarder ce qui se passait la dedans. Je voyais des choses étonnantes. Des insectes vivant leur vie grouillante, ça m’intéressait. Et ce qui m’intéressait également c’était les plantes… C’était la nature. J’ai vécu comme ça. J’adorais les animaux, j’étais de pleins pieds avec eux, beaucoup plus qu’avec les petits paysans du coin avec lesquels je me battais parce qu’ils martyrisaient les bêtes. Et je me suis battu seul contre eux, je ne sais combien de fois, avec des pierres, des mottes de terre, avec n’importe quoi, pour essayer de sauver un criquet par exemple, parce que le criquet était en danger. Alors je me suis battu
Je ne puis donc pas dire que j’ai gardé de l’amitié pour ce village là, que d’aucun pourrait considérer comme mon village. Pour moi c’était le purgatoire, et je préfère l’enfer : l’enfer de l’école. Et c’est précisément là que j’ai connu l’enfer. Ce qui valait quand même mieux et ce que j’ai trouvé plus agréable. Alors là j’ai été, à l’age de treize ans, l’individu qui était exactement la bête malfaisante pour l’instituteur. Comme j’avais un certain âge, et puis que, mon Dieu, je dessinais déjà. Parce que je dois quand même revenir au dessin, si c’est possible. J'ai commencé à dessiner à l'âge de trois ans, et je n'ai pas arrêté. Et dans ce village, je ne faisais que ça, dessiner et regarder la nature. J’ai même fait des expositions dans ce village. Mes parents habitaient une petite place, Rue de la Gare, et j'avais une fenêtre. Alors en hiver, quand il faisait extrêmement froid, et que je ne sortais pas parce que j'étais fragile, J’avais des bronchites, je mettais sur les vitres des dessins pour mes petits camarades, qui étaient plus solides que moi, et qui étaient dehors, qui regardaient cette exposition peu banale.
À treize ans je suis allé dans un cours supérieur à Bourges. J'avais commencé au lycée, mais je n'y suis resté que trois jours ! Je suis allé dans le cours supérieur d'une école, parce que j’avais treize ans. J'étais exactement le canard dans la volière. D'abord je suis arrivé en retard, je savais à peine écrire, je ne connaissais pas l'orthographe. Je savais dessiner, ça c'est exact, j'écrasais tout le monde pour le dessin. C'est un peu pourquoi on m'avait admis. Bon. Alors, l'instituteur me considérait comme un gêneur, et il m'encaissait mal.
J’étais très curieux, étant donné qu'il fallait que je commence à faire de l'algèbre. Inutile de dire que pour moi l'algèbre, ce n'était pas quelque chose de pas très connu, mais je me suis trouvé un jour dans un cas assez curieux. L'instituteur nous raconte une histoire, lis une histoire, celle d'un conquérant de l'Amérique du Sud, Vasco de Gama, je crois, si mes souvenirs sont exacts. Il lisait à la grande attention de toute la classe un compte rendu de cette histoire dans un livre de classe. Un compte rendu d'ailleurs généralement assez connu. Vasco de Gama, disait notre instituteur, voyait souffrir ses amis autour de lui, qui étaient sur des charbons ardents, on les martyrisait, et Vasco de Gama s'adresse à ses compagnons et dit: « Et vous savez ce qu'il dit ?» Et moi je lève le doigt. Il me dit : « Moisan ”». Je me lève, et je dis : « Et moi, suis-je donc sur un lit de roses ? — Asseyez-vous ! » Je lui avais gâché son effet. Il ne pouvait pas savoir que moi je le savais, parce que j'avais fait jusque-là des études absolument absurdes, et que je savais cela par cœur, ça ne pouvait pas marcher
Bref… tout de même, je m'en suis très bien sorti.
En définitive je suis entré dans une école qui est maintenant un lycée technique, qui s'appelait à l'époque l'Ecole Nationale Professionnelle de Vierzon, où j'ai passé quatre ans comme interne, dans des conditions très dures, parce qu’ à l'époque dans ces écoles-là, ce n'était pas la discipline des lycées de maintenant, c'était les brimades, dues non pas seulement aux maîtres, les maîtres s'en désintéressaient un peu, ils faisaient leur métier, c'est tout, mais les élèves ...
C'étaient les Arts et Métiers de l'époque, c'est-à-dire 1922, 1923, alors c'était très dur. J'ai vécu là-dedans assez malheureux. Mais enfin j'y ai fait quand même des études, parce que ça m'intéressait, des études brillantes. On voulait absolument me présenter aux Arts et Métiers parce que j'étais le premier de toute la promotion,
Mais moi je me destinais au dessin, un peu contre la volonté de mon père, qui voulait faire de moi un ingénieur, ce qui aurait été peut-être sa revanche d'ouvrier, c'est pour cela qu'il m'avait mis dans cette école. Il a su par le directeur que j'étais - je le dis en toute modestie - l'élément le plus brillant de ma promotion. Je distançais tout le monde. J'avais appris très vite, en trois ans j'avais tout assimilé, j'avais dépassé tout le monde. C'est là où d'ailleurs - je fais un aparté - c'est idiot de bourrer des gosses très jeunes. Il faut les laisser vivre ! Je suis en tout cas un exemple ! J'ai commencé à apprendre à l'âge de douze ans et demie, treize ans, et j'avais dépassé tout le monde à l'âge de quatorze ans !
J'étais le premier de ma promotion et l’on voulait donc me faire faire les Arts et Métiers parce qu'on disait voilà un élément brillant ! Mais moi je voulais faire les Beaux Arts, et l'école de céramiques de Sèvres que voulait me faire faire mon père. Mais déjà à l'époque, l'école de céramique de Sèvres où l’on formait des ingénieurs céramistes. je sentais que la céramique était condamnée. C'est d'ailleurs exactement ce qui s'est passé. La céramique, la vraie. Il n'y a pas une usine qui peut embaucher un ingénieur céramiste. Ce n'est plus possible. On tombe donc dans l'artisanat. Mais alors à ce moment-là, ça n'entrait pas non plus dans les vues de mon père.
Alors moi j’ai rompu tout cela, je suis sorti de l'Ecole Professionnelle de Vierzon. Je suis venu à Paris, avec l'accord de mon père tout de même, désespéré mais consentant. J'ai passé l'examen d'entrée à l'Ecole des Beaux Arts et l'examen d'entrée à l'école des Arts décoratifs, et c'est là que j'ai c commencé réellement à travailler dans les buts que j'avais envisagés.